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1983, conception d’Alice Carré et Margaux Eskenazi, au Théâtre de la ville / Les Abbesses

Déc 07, 2022 | Commentaires fermés sur 1983, conception d’Alice Carré et Margaux Eskenazi, au Théâtre de la ville / Les Abbesses

 

 

© Loic Nys

 

ƒƒ article de Denis Sanglard

1983, une année de bascule et de lent désenchantement. D’octobre à Décembre, de Marseille à Paris, 17 jeunes entreprennent une Marche pour l’égalité et contre le racisme. Reçus en triomphe à Paris par plus de 100 000 personnes. Mais il faut remonter plus avant pour comprendre ce qui se joue là d’importance, où se pose la question de l’identité française et de l’intégration. Ces filles et fils d’émigrés, enfants d’algériens devenus français, devant la violence et le racisme systémique, les violences policières, la montée irrésistible de l’extrême droite, favorisée par un contexte économique de crise et un calcul cynique des socialistes pour diviser la droite, décident d’affirmer leur identité française. « Douce France » chanté sans ironie par Rachid Tahar en étendard. Aujourd’hui soixantenaire, ceux à qui la société au final n’a donné que peu de visibilité, dont les mouvements ont été détournés et récupérés politiquement, leurs paroles sur le plateau que des archives ponctuent, résonnent d’un éclat aigu et prémonitoire au regard de notre situation contemporaine. Certes c’est bien plus complexe que ça et Alice Carré et Margaux Eskenazi avec aisance délabyrinthent l’écheveau social et politique qui de 1979 à 1985 voit une jeunesse passer de l’espoir à l’euphorie, au collectif, puis à la déception et la division, la récupération. Les luttes ouvrières et syndicales qui déchirent les ouvrier et ostracisant l’ouvrier émigré, l’élection de Mitterrand, le tournant de la rigueur, l’arrivée de Jean-Marie Le Pen sur l’échiquier politique…

Un travail de fiction expliquant le réel, tissé serré d’archives et d’entretiens pour comprendre cette bascule et incidemment comment la jeunesse actuelle s’inscrit dans cette histoire dont elle est l’héritière sans complaisance. Margaux Eskenazi et Alice Carré, le travail est visiblement minutieux, pointent autant les divergences que les convergences, ne se contentant pas d’un point de vue unique mais fait se confronter jusque l’irréconciliable. En élargissant la focale historique et le spectre social, elles donnent à entendre, à comprendre, ce qui pouvait échapper dès-lors à chacun. L’impact aussi, parfois violent, et les répercussions sans aménité du politique sur l’individu. Un recul que le temps seul peut donner. Mieux encore, elles ne se contentent pas de fictionner tout ça, se permettant sans vergogne aucune d’interrompre le fil de la fable pour des incises, comme autant de notules explicatives, qui actent de fait la fiction et la théâtralité, certes, mais l’inscrivent dans la véracité dûment certifiée des faits historiques et de la parole recueillie qu’elles confrontent au présent. Autant d’adresses directes et non sans humour au public, qu’il ait ou non connu les faits, question de génération. Ainsi la première émission d’importante de Jean-Marie Le Pen à la télévision, désossée à vif de façon fort drôle pour mieux en comprendre la rhétorique implacable et surtout son impact et son irrésistible ascension se concluant par 10,95% aux élections européennes qui suivirent. On connaît la suite qui déjà donc s’annonçait.

C’est d’ailleurs ça aussi qui séduit dans cette démarche, d’éviter la pédagogie, le didactisme pour tenter de rendre au plus juste et sans outrance mais non sans jugement parfois ce qu’il y avait de terriblement heureux, de vivant et fragile dans cet engagements tant collectif qu’individuel, de sensibilité exacerbée, de rancœurs, de désillusion, d’opportunisme aussi, que seuls et sans jugement les faits et situations justifiaient alors. C’est une parole recueillie et rendue dans toute son humanité, sa complexité. Une aventure humaine inédite avec tout ce que cela comporte de soubresauts et de chaos où les individus se révèlent à eux même, dans le pire comme le meilleur, s’opposent ou s’unissent, et même par leur échec, modifient par leur engagement le cours d’une société et de la politique, quand elle veut bien tendre l’oreille.

Cela pourrait être fastidieux et quelque peu lourd, mais en s’autorisant avec bonheur de secouer la temporalité des faits, de jouer autant sur la tragédie, le drame que sur la comédie et le burlesque parfois, ne s’épargnant nullement la parodie, bref une pluralité de jeux et d’écriture rondement mené et sans heurt, Alice Carré et Margaux Eskenazi trouvent une juste distance avec leur sujet pour ne pas en être écrasé ni nous plomber. On rit, oui, avant de se prendre une claque le scène suivante. Les comédiens ne sont pas en reste dont l’engagement, lui aussi, est total. Il y a chez eux une réelle ferveur à défendre ce projet, à le déplier et le secouer en tous sens, quelque chose d’essentiel à partager, comme une urgence à transmettre cette parole offerte, jusqu’alors cyniquement occultée et brouillée, et dont ils seraient les garants. Et avec talent qui plus est, habiles aux changement de personnages, de répertoire, sans se soucier du genre. C’est aussi leur avenir, de citoyen, et le nôtre, qu’ils interrogent là à l’aune d’un passé pas si lointain, qu’ils découvrent et que nous redécouvrons, pauvres aveugles. A l’heure des débats nauséeux sur l’identité française et de l’émigration, ce théâtre politique là, mémoriel, qui met la parole citoyenne au centre, mérite d’être défendu. Ca fait sans doute cliché d’écrire − encore une fois − qu’il y là un devoir de mémoire, mais sans lui, où en serait la compréhension de notre présent, voire de nos utopies inabouties ? Ce théâtre-là, celui d’Alice Carré et Margaux Eskenazi, n’en est que plus précieux et indispensable.

 

© Loic Nys

 

1983, conception Alice Carré et Margaux Eskenazi

Ecriture : Alice Carré

Mise en scène : Margaux Eskenazi

Assistante à la mise en scène : Chloé Bonifay

Scénographie : Julie Boillot Savarin

Lumières : Mariam Rency

Costumes : Sarah Lazaro, assistée de Mélody Cheyrou

Son : Antoine Prost

Vidéo : Quentin Vigier

Avec : Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cisse, Anissa kaki, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Eva Rami

 

 

Du 1er au 10 décembre 2022

A 20 h, 15 h les samedis

 

Théâtre de la Ville / Les Abbesses

31 rue des Abbesses

75018 Paris

 

Réservations : 01 42 74 22 77

theatredelaville-paris.com

 

Tournée :

15/12/22 : Théâtre d’Angoulême

05/01/23 : L’Etoile, Mouveaux

Du 11/01 au 22/01 : TGP, Saint-Denis

Du 24/01 au 31/01 : Théâtre de la Citée Internationale, Paris

09/02/23 : Le Forum, Carros

14/02/23 : Théâtre du fil de l’eau, Pantin

16/02/23 : Théâtre du Vésinet

Du 21/02 au 24/02/23 : La Comédie, Saint-Etienne

Du 07/03 et 08/03/23 : Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence

11/03/23 : Théâtre Louis Aragon, Trembley-en-France

18/03 et 19/03/24 : La Ferme du Buisson, Noisiel

29/03/23 : La Merise, Trappes

 

 

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