© Kurt Van der Elst
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
« Jouer pour gagner c’est la seule règle qui compte. » Précepte boursier que JR, gamin de 11 ans, va s’empresser d’appliquer et sans scrupule aucun. Entouré d’hommes de pailles, ses professeurs, artistes ratés et looser, qui voient là une opportunité d’enfin réaliser leur rêve d’artiste, c’est sans moralité et dans l’ombre qu’il s’attaque aux requins affolés de Wall Street. Qu’importe les ravages. Cette fièvre spéculative sème le chaos, emporte les hommes, victimes directes ou collatérale, et JR lui même dont l’empire finit par s’effondrer. Satire du capitalisme des années 70 et roman de William Gaddis de 1975, adapté ici avec une démesure fascinante par le collectif flamand FC Bergman, c’est une traversée hallucinée d’un monde en proie à la compétition, à la mégalomanie. Monde de la finance impitoyable qui broie l’individu, le citoyen, au nom du seul profit et se dévore lui-même. FC Bergman concentre, le terme n’est pas trop fort, ce monde dans une tour de quatre étages. Superbe métaphore, où la scénographie rejoint la fable, d’un univers au final transversal, en vase clos, communiquant. Dédale, labyrinthe traversé par les personnages lesquels passent d’un monde à l’autre au gré de leur évolution, de leurs échecs, comme Bast l’homme de paille, ou restent définitivement coincé sur place, à l’image de Rhoda, paumée et junkie, clouée dans un appartement minable. Et quand ils s’en échappent définitivement, sortis brutalement du système, c’est pour disparaître dans l’ombre, éjectés de cette tour infernale. Ainsi Bast, dégagé par JR, lucide et bourré de scrupule, perdu, tournant sans fin sous la pluie autour de cette structure qui un temps le dévora avant de le recracher. Dans cet immeuble qui ne cesse de se métamorphoser, bureaux, rame de métro, appartements, café et sauna apparaissent et disparaissent avec célérité, c’est une vision kaleïdoscopique du monde embrassée d’un coup d’un seul, empilé, compressé sèchement. Monde mouvant cerné par le public qui n’a donc de fait, pour les trois quart, selon le lieu où l’action se fait, qu’une vue partielle des scènes qui s’enchaînent à grande vitesse, comme la parole qui ne cesse de crépiter, de circuler, de rebondir. Mais ce qui, de fait, nous échappe est filmé et retransmis. Rien ne se perd jamais et la caméra véloce cerne au plus près les acteurs, scrute les visages, les regards et les corps. Cela reste éminemment théâtral, et c’est un tour de force, mais dans cette histoire profuse où les sentiments exacerbés sont parfois contradictoires et réversibles, explosifs ou délétères, nuances psychologiques, profondeurs et regards s’affinent. Les comédiens, tous, sont exceptionnels, littéralement dans la peau de leur personnage, engagés corps et âmes, traqués sans répit par une caméra nerveuse qui n’occulte rien mais focalise les moindres nuances et tensions de cette humanité courant inconsciente à sa perte. La caméra ici n’est plus un accessoire qui se voudrait branché, on n’en peut d’ailleurs plus de ça, mais un complément formidable, intelligent, au récit et au dialogue ou au silence qui soudain troue cette logorrhée verbale qui semble souvent jamais ne finir. Mais le miracle est que ce dispositif monstrueux, magistrale, n’occulte jamais la théâtralité et le centre du récit, de la fable voire du roman. Il semble même être avalé par elle, absorbé comme une extension hétérogène mais nécessaire à la mise en scène et à ses enjeux. Et dont les comédiens, de même, usent avec brio, exacerbant leur jeu époustouflant. On reste saisi devant l’objet singulier que FC Bergman invente, cette hybridation au service d’un récit chaotique, reflet d’un univers en plein bouleversement, en pleine déliquescence, qui ne cesse de se décentrer. Nul lourdeur, nulle pesanteur pourtant dans ce dispositif incroyable mais une légèreté, une fluidité sans heurt. A peine s’y perd-t-on quelquefois tant le récit est éclaté, les tableaux s’enchaînant avec une célérité diabolique. Mais nous ne sommes pas perdus longtemps par la maîtrise et la force du montage qui ne laisse rien qui ne soit bientôt éclairé. Le dispositif scénique tout entier tourné vers la fable, au service d’icelle, sait se faire très vite oublier. Cela n’en est que plus explosif qui concentre ainsi la représentation sur le cœur du récit de William Gaddis. Quatre heures d’une expérience étourdissante dont on sort sonné, K.O debout. Quatre heures dans un monde où la spéculation sans frein et sauvage fourvoie et dézingue l’individu trop faible devant cette puissance capitaliste tenue par un gamin amoral, un sale gosse de 11 ans ! Métaphore troublante de notre système capitaliste et financier. Expérience d’immersion hallucinée dans un récit terrifiant et implacable, un pari casse-gueule, fou et fragile certes, mais au final une vraie et exceptionnelle réussite pour une oeuvre totale et parfaitement maîtrisée.
JR de William Gaddis
Adaptation FC Bergman en collaboration ave Bart Van den Eyden et Willem Wallyn
Mise en scène Stef Aerts, Joé Agemans, Thomas Verstraeten, Marie Vinck
Conception son Senjan Jansen
Conception costumes Joëlle Meerbergen
Conception lumières FC Bergman en collaboration avec Ken HiocoAvec Joé Agemans, Kes Bakker, Gene Bervoets, Jan Bijvoet, Michael De Cock, Rashif El Kaoui, Frank Focketyn, Ella-June Henrard, Bard Hollanders, Imke Mol, Junior Mthombeni, Anne-Laure Vandeputte, Stijn Van Opstal, Geert Van Rampelberg, Oscar Van Rompay, Thomas Verstraeten, Marie Vinck e.a
du 12 au 16 avril 2019 à 20h
Le dimanche à 16h
La Villette
Grande Halle
211 avenue Jean Jaures
75019 Paris
réservations 01 40 03 75 75
www.lavillette.com
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