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Rencontre avec Carole Thibaut à propos de « L’enfant, drame rural ». Chez Lansman Editeur

Oct 16, 2012 | Aucun commentaire sur Rencontre avec Carole Thibaut à propos de « L’enfant, drame rural ». Chez Lansman Editeur

Interview Dashiell Donello

Dans son croissant du Val d’Oise Carole Thibaut trace comme diraient les djeuns. Elle court d’une banlieue à une île, d’un village à une ville en allant à la rencontre des gens avec la culture qu’ils ont, la culture qu’ils peuvent. Qu’elle soit orale ou écrite, de saveur ou d’horreur. Car cette militante de l’art mène son action par le verbe et la parole. C’est sur la scène qu’elle livre son intime à travers le théâtre pour qu’il soit le nôtre. Depuis quelques années Carole Thibaut s’impose comme une auteure contemporaine majeure. Alors allons à sa rencontre.

À l’occasion des représentations de la pièce « L’enfant, drame rural » au Théâtre de la Tempête, Dashiell Donello a rencontré Carole Thibaut

Un fauteuil pour l’orchestre : Votre projet d’ensemble intitulé « Les communautés territoires » a pris naissance lors d’une résidence d’écriture dans un village médiéval de l’Isère. Est-ce votre façon de travailler ou l’objet d’une commande ?

Carole Thibaut : C’est les deux. D’abord une commande qui est liée à un festival « Textes en l’air » de Saint-Antoine l’abbaye. Chaque année ce festival associe une auteure ou un auteur qui vient en résidence. C’est une résidence assez longue puisque cela dure trois mois. Mais c’est aussi ma façon de travailler. Je suis très engagée sur les territoires ; comme la banlieue nord-est parisienne par exemple, depuis de nombreuses années.  Sur ce que j’appelle le croissant à droite du Val d’Oise, Garges-lès-Gonesse, Villiers-le-Bel, Sarcelles etc. pour moi cet engagement fait partie de ma nourriture artistique. Je rencontre des gens qui n’ont pas forcément les mêmes références, mais qui peuvent m’amener sur d’autres expériences sur un plan culturel, humain. Commande oui, mais cela fait aussi partie de mes envies culturelles à moi.

UFPO : Justement parlons du lieu, de la géographie. On a l’impression qu’une localité est une source inspiratrice pour vous. Vous dites « drame rural » ce qui est très juste pour un propos de théâtre. Pourrait-on dire que le drame nait d’un lieu, d’une région ?

C.T : Non, je ne crois pas. Ce qui m’a intéressée dans ce projet que j’ai appelé « Les communautés territoires », c’est la création d’un triptyque dont le premier volet est « L’enfant, drame rural ». Je pose la question de comment les communautés peuvent se refermer sur elles-mêmes dans un territoire donné, et de voir à quel point une île, une cité en banlieue, un village, sont isolés avec les mêmes troubles. Une espèce de sclérose, de perversion des règles sociales : tout cela nous donne, à une plus grande échelle, une métaphore de nos sociétés. Elles meurent de se refermer sur elles mêmes par la façon de rejeter l’autre qui vient d’ailleurs, et qui pourtant serait celui qui peut le plus le faire avancer.  Beaucoup de sociétés se forment à travers le rejet d’autrui, le bouc émissaire. Après, il y a une manière de traverser cela.  Avec des lois qui permettent d’accepter l’autre ou au contraire de le rejeter, mais dans ce dernier cas la porte est ouverte à toutes les déviances. Donc oui, c’est inspiré de lieux. Mais en même temps, il n’y a pas de lieux. Cela peut exister n’importe où.

UFPO : Par rapport à votre point de départ, un épisode de « Sodome et Gomorrhe », quelle place a eu la bible comme outil de création ?

C.T : Je pense que la bible est un grand livre fondateur de la culture humaine, comme toutes les mythologies.  J’ai été bercée par la mythologie grecque : par Les Atrides, l’Odyssée et cela fait partie de mes mythes fondateurs comme femme occidentale du 21ème siècle. Les Atrides peuvent aussi traverser l’enfant d’une certaine manière, comme une espèce de malédiction que l’on porte malgré soi. Des choses qui sont des crimes du passé  que l’on porte de génération en génération dans nos mémoires enfouies. « Sodome et Gomorrhe » est un exemple de société qui pour ne pas respecter certaine loi vont à leur perte. Ce sont pour moi des textes fondateurs, mais pas au sens religieux, je ne sais pas ce que cela veut dire, au sens mythologique.

UFPO : Diriez-vous que nous portons toujours ces fautes  antiques.

C.T: Oui, je pense que nous portons ces malédictions sous forme de maux. Je pense que les choses qui ne sont pas réglées sont nos fantômes. Ils nous hantent dans l’histoire même de nos civilisations parce que nous n’en n’avons pas parlé, nous n’avons pas expurgé ces fautes de nos mémoires. Je pense que nos cerveaux, nos psychés, sont pris de mémoires collectives inconscientes autant que nos mémoires individuelles et familiales, et que l’on fait partie d’un tout humain et que l’on est porteur  d’une responsabilité et d’une mémoire collective. Mais en même temps, je me méfie d’une approche de la psychanalyse limitative qui laisse tomber un certain poids du symbolique. Je pense que le conte, l’onirisme, ou la mythologie font complètement partie de nos représentations du monde, de notre façon d’être conquis par des choses qui nous déterminent, car nous sommes vraiment responsables de cette mémoire collective dans le sens qu’il faut continuer à avancer et à élucider les histoires non résolues. C’est cela qui m’intéresse dans le théâtre.

UFPO : Ce qu’il y a de prenant dans votre pièce c’est « La famille villageoise ».  Cette façon qu’elle a de rejeter l’enfant de ne pas l’assumer. Qui est responsable, le village ou ses individualités ?

C.T : J’ai voulu raconter des vies individuelles et des vies collectives, car on souffre de choses personnelles avec un reflet ou une résonance collective. Nos maux singuliers sont aussi nos maux collectifs. Mes personnages sont très marqués, chacune et chacun, ils font partie d’un tout, ils sont sculptés dans la chair de manière uniforme. Ils sont très incarnés. Je pense que c’est en travaillant sur le détail et sur la singularité que l’on trouve le collectif universel. Après je n’ai pas voulu parler de gens, d’un village, ces gens étaient pris dans une histoire collective et dans un environnement collectif très fort comme peut l’être un village ou un quartier, un groupe ou une situation. Cela m’obsède beaucoup le rapport à l’intérieur d’un groupe et la manière dont on est obligé de se renier en tant qu’être social et de faire vaille que vaille avec les compromis.

UFPO : Parlons du personnage de l’idiote. On a l’impression que c’est un ange comme les deux anges de Sodome et Gomorrhe.

C.T : Dans la bible, il y a des anges justiciers. Ils sont terribles. Il y a aussi les anges de miséricorde. Il y a des anges de toutes sortes. Une hiérarchie des anges.  Pour moi l’idiote a quelque chose  qui vient un peu d’ailleurs, comme le nouveau-né qu’elle trouve. Ce serait les faces du même être. Ce serait deux anges de manière symbolique. L’idiote vient d’un ailleurs qui serait dans sa tête, elle a une sensibilité différente des habitants qui fait qu’on l’appelle l’idiote. Mais ce serait trop facile de la cataloguer dans l’idiotie ou la débilité.  Elle a quelque chose qui me bouleverse, c’est son innocence. Sa sensibilité la prive d’arme pour se défendre. Le nouveau-né et l’idiote sont victimes de ce collectif villageois. Dans Sodome et Gomorrhe Dieu envoie deux anges dans la ville pour avoir la preuve que les habitants sont dans le non-respect des lois de l’hospitalité. La preuve ayant été établie, Dieu détruit les deux villes par le soufre et le feu. Donc dans ce sens là, et à leur dépend, on peut dire que ce sont des anges. L’enfant est peut-être un peu plus « angélique » que l’idiote, car elle a une histoire passée dans le village, elle y vit avec son père.  Le nouveau-né, lui, on ne sait pas d’où il vient, ni comment il part. J’ai laissé cela en suspend, justement, pour garder cette trace de l’ange. Des « anges » comme on peut tous en rencontrer dans vie qui n’en sont pas en fait, mais dont on aime l’idée. Dans ces deux êtres, il y a un peu une forme de mystique qui va dans ce sens là.

UFPO : On a la sensation que cette enfance, à travers le nouveau-né, c’est notre enfance, la vôtre, la nôtre qui renaît. Est-ce que je me trompe ?

C .T : Non c’est très juste. Quelqu’un disait hier, lors d’un débat avec le public, qu’il avait l’impression que cet enfant, que l’on se repasse de main en main, c’est l’enfance de chacune et de chacun. Une enfance dont on ne veut plus parce que cela fait trop mal. J’ai écrit ces personnages comme des gens qui auraient, un moment donné, laissé dans un coin de leur tête, une part de leur propre enfance qui n’auraient pas fini de grandir. Je continue à voir l’humanité blessée comme des parts d’enfance qu’on essaye de réconforter plus ou moins.  J’appelle cela des handicapés de l’amour. L’enfant que chacun trimbale en soi, si on commence à trop le regarder, on implose. C’est ce qui se passe à la fin avec les habitants du village, Jean brûle ses livres, Marie part continuer sa vie ailleurs. Il y a quelque chose de trop fort qui fout leur vie en l’air. C’est quelque chose de terrible à assumer, car eux-mêmes sont des enfants qui ont mal grandi.   On peut même deviner l’âge où ils ont arrêté de grandir. Le personnage de Térèse, c’est à l’adolescence, le personnage du Maire est un petit garçon de dix ans devant sa maman, alors  qu’il a  presque cinquante ans. Les personnages sont empêchés parce que blessés.

UFPO : Justement l’acte de brûler les livres n’est-il pas une volonté de dire que le livre peut-être tout ?

C.T : Non justement. Jean est un personnage qui lit certes beaucoup, mais qui s’est coupé d’une certaine forme de réalité. L’amour qu’il aurait pu avoir pour Marie par exemple. Il se refugie dans les livres comme on pourrait se réfugier dans autre chose. Ce qui lui donne un prétexte pour ne pas assumer le réel. C’est un héros romantique à la Musset.

UFPO : Puisqu’on est sur Jean, un personnage, donc un acteur. Pouvez-vous nous parler de la direction d’acteur ?

C.T: Je pense que c’est quelque chose qui s’écrit avec les années : le jeu d’acteur, qui on est en tant qu’acteur ou actrice. On ne le comprend jamais vraiment parce qu’on ne sait pas ce que l’on représente aux yeux des autres, c’est très compliqué. Souvent, pour ma part,  je me laisse diriger. Je suis inconsciente en tant qu’actrice parce que je ne sais pas ce que je représente face au regard de celui qui me dirige. Je sais que pour diriger des actrices, des acteurs, il faut beaucoup d’expériences traversées avec d’autres metteurs en scène qui nous ont nourris. C’est aussi ce que je cherche obscurément à raconter sur l’être humain. Une vision en soi  qui amène la direction d’acteur dans l’endroit rêvé. Je pense que cela fait partie du travail de mise en scène. Ce qui m’intéresse dans le théâtre c’est ce qui se tricote d’humain dans le récit.

UFPO : On avait essayé dans une institut de recherche musicale de rendre le son plus pur. Alors on avait enlevé le souffle du violoniste, le bruit que fait l’archet sur les cordes et les doigts. On écoute. C’est sans âme. Alors on remet « l’impure saleté » et revoilà la musique.  On remarque dans cette expérience que le beau ne progresse plus. Seule la crasse et perfectible. J’ai eu cette impression dans votre mise en scène que ça jouait avec la « crasse ».  Est-ce que « la saleté » vous inspire au théâtre.

C.T : Oui, ça m’inspire beaucoup. C’est très bien que vous disiez ça. Je déteste un théâtre aseptisé, bourgeois. C’est un monde qui est représenté dans le corps des actrices, des acteurs,  formaté par des metteurs en scène qui eux-mêmes montre un endroit congru du monde sur leur petit plateau douillet.  C’est terrible ! J’ai vraiment envie d’entendre et de voir autre chose. C’est pourquoi, il est important pour moi de ne pas travailler avec des gens qui ne sont pas dans ce milieu là justement. Même si je pense que les humanités peuvent être dans ces endroits. Oui. La propreté m’emmerde le côté bien léché, bien propre… ça joue au bon endroit… c’est bien comme il faut, sans mauvais goût. J’aime bien travailler avec des comédiens, comédiennes qui ont des corps, qui ont des voix, des gueules avec du vécu… on les met sur scène et il y a quelque chose qui vient avant même d’avoir ouvert la bouche… c’est pas des gens propres (sont pas sales attention !) c’est leur humanité qui m’intéresse. Ils sont eux-mêmes porteurs de leur histoire humaine. Il y a rien de pire qu’un acteur vieillissant qui veut faire propre. Il s’est tellement plié à des modes qu’il n’a plus d’histoire visible sur lui. Ça m’emmerde de voir ça sur des scènes. Après dans le sale, il y a des choses que je ne maitrise pas (Rires). J’aime bien que l’on voie les rouages que l’on entende le grain, le souffle dans le noir, que l’on ne prenne pas les gens pour des idiots, même si je cherche à ce que le travail soit bien fait. Le propre n’a pas d’accroche. Au théâtre on est toujours à l’endroit de la chute possible. Si on est retenu par le souffle de l’acteur, c’est aussi parce que cela peut s’arrêter… On s’accroche au vivant… on est vivant quoi. Je trouve ça typique lorsque j’entends : c’est bien joué. J’entends la chose la pire qui soit. Je dis mon dieu non ! Il ne faut pas que ce soit bien joué, il faut que ça nous parle.

UFPO : Dans l’enfant, j’ai vu le rêve de l’auteur. Il est devenu mien. L’objectif du spectateur pour vous, lequel est-ce ?

C.T: Je n’en ai pas. Comme les messages dans une pièce c’est très stérilisant dès le départ. C’est à dire que je suis obligée de traverser mon propre intime et de le livrer et de l’adresser au monde et qu’après le monde le traverse à son tour pour se l’approprier et le faire évoluer dans son intime. Si c’est dans une volonté de créer un effet, ou de dire quelque chose ou de faire un impact sur tel ou tel spectateur, je pense que dans ces cas là, je triche dès le départ, avec la nécessité d’expression et donc rien à plaire à personne. Je pense que les pièces à message c’est souvent des catastrophes parce ça n’atteint personne… on est obligé de traverser ses propres obscurité pour aller éveiller chez les autres ses obscurités aussi… On s’empêche de tricher quoi… Je pense qu’un auteur, un acteur, un metteur en scène qui pense être plus intelligent, plus fort que celui qui regarde, que celui qui écoute et donc de pouvoir être complètement conscient d’une forme de manipulation triche. L’art cela doit nous bousculer.  Quand j’ai commencé à écrire l’enfant je ne savais pas du tout ce que j’allais faire, je ne savais pas ce qui m’avait touchée à ce point là. C’est quand j’ai fait une lecture de ma pièce en public que je me suis rendue compte comment les gens du village étaient imprégnés de cette histoire. Je pense que le travail en immersion en résidence est passionnant.

UFPO : Alors vive les résidences !

C.T: Oui, vive les résidences.

L’enfant, drame rural
Chez Lansman Editeur

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