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Le Pas Grand Chose, de Johann Le Guillerm, Le CENTQUATRE-Paris

Fév 20, 2019 | Commentaires fermés sur Le Pas Grand Chose, de Johann Le Guillerm, Le CENTQUATRE-Paris

© Elizabeth Carecchio

 

ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou

Cherchez les filins, les équilibres et les constructions ingénieuses, mais ils seront résolument faits de mots dans ce spectacle de cirque radical ! Attention : pour quiconque ne connaîtrait rien de l’œuvre de Johann Le Guillerm, cette découverte serait un choc brutal car c’est un entrelacs de 25 ans de recherche qui se présente ici. Pour les autres, disons qu’on sera moins surpris d’être surpris.

Johann Le Guillerm entre silencieux un instant avec une carriole à tiroirs dont il ne s’éloignera plus et dont le dessus sera la scène de ses démonstrations retransmises sur grand écran. Ce sera non pas une conférence théâtrale convenue mais un poème fait de discours et d’écritures inouïes, une heure trente organisée en « chantiers » arborescents. De son personnage de piste il ne reste que la coiffure, nattes et côtés du crane rasés. On découvre Johann Le Guillerm dans le costume gris et le ton d’un ponte universitaire, en équilibre entre un personnage clownesque et un discours en son nom propre, une voix douce et posée.

Au fond d’un tiroir, Johann nous découvre le ver à soie qui produit cette toile et ne cesse de chatouiller : le fait indubitable qu’il y a une réalité cachée par la réalité que l’on voit ou entend et en définitive que l’on pense, et que par principe nous ne pouvons ni appréhender la totalité ni prétendre avoir le bon point de vue. Cette idée est à la fois philosophique et politique mais avant tout pratique ! Pour cette « science de l’idiot », il n’y a pas des choses vraies et des apparences trompeuses, il n’y a que des choses incomplètes ; et de cela découle un point commun à tous ses chantiers : une méthodologie aussi obsessionnelle que juteuse consistant à faire tourner, retourner les choses, se déplacer autour, et ne rien jeter, jamais abandonner quelque chose qui est le début, même orphelin, de quelque chose ou de rien, toujours chercher les liens — comment ne pas penser à l’acrobate en relation à ses objets ?

Le propos est brillant et d’une logique implacable. Insidieusement, nous sommes mis à l’épreuve, non seulement pour continuer à suivre (ce qui est jouissif !), mais aussi à l’épreuve de nos automatismes de jugement à l’aune du vrai et du faux. En jouant si explicitement sur le (grand) écart qu’il y a entre l’explication systémique du monde et l’adhésion à cette perspective, c’est non seulement la réalité telle qu’on la pense mais aussi la notion de vérité qui vacillent. Ce qui nous est montré ici est toujours en partie vrai puisqu’absolument empirique, il y a bien une écriture cachée dans la forme d’une flaque si on la prend comme « la frontière du déploiement d’une sphère » découpée le long de la frontière, mais qu’en serait-il de croire à cette finalité d’écriture ? Il y a une responsabilité qui nous échoie lors de chaque assertion. Car si une forme peut, par translation, retournement, déviation, combinaison, coupe et élévation, toujours en engendrer/se lier à/une autre, alors le monde est un terrain de jeu infini « [que] l’homme peut plier à tous ses fantasmes », on y rencontre « de tout et n’importe quoi » et on arrive en fin de compte à « croire que l’homme est l’animal le plus intelligent… alors qu’il contribue largement à la destruction de son propre environnement. » Mais il y a une autre alternative : le monde est un immense terrain de poésie, « nous y reviendrons », pour reprendre un des croustillants tics de langage du professeur.

Telle est la situation paradoxale que nous tend — comme un piège, un miroir et une planche de salut — Johann Le Guillerm : il fait cours et nous emmène loin, très loin, hors des normes, des certitudes les plus largement partagées, des diagnostics posés (et c’est du vécu, quelques phrases en début de pièce suffisent à poser le tableau), des échelles de valeur — apparaissent l’intelligent-idiot, le manuel-intellectuel, l’usage des cheveux tombés, les compétences… des bananes —, et cet espace ainsi ouvert est salvateur ! Mais le point de départ qui sous-tend cette reconstruction poétique du monde est une tabula rasa conceptuelle et une démarche presque autarcique, « tout le contraire d’une démarche scientifils(se) » (fille de la connaissance héritée) ; une démarche qui consiste à mettre en doute et à rêver… Alors rêvons ? Puits sans fond. Qu’on ne s’y trompe pas, Johann le Guillerm continue le cirque, il ne cherche pas à expliquer des choses mais à en créer. Les noms des chantiers sont éloquents et témoignent d’une sensibilité exacerbée, enthousiaste et attentive au (moins que) rien et au pas grand chose (tels les Imperceptibles, véhicules révélant des forces naturelles et vitesses imperceptibles) et cette table rase est d’autant plus bienfaisante et hospitalière qu’elle est comme donnée et en cela hors de portée, produit d’une résistance innée.

Faisant face à la néantisation de tout savoir, Johann prend la parole, donnant toute sa valeur à cet acte, notamment pour un « artiste circassien », un « taiseux », un « élève dyslexique à tendance autistique » et autres étiquettes qui la coupent. Au lieu de se contenter de la célèbre formule « je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien » et en faire une posture cynique, nihiliste et moqueuse, ce nouveau Socrate, accoucheur de lui-même en dialogue avec les objets du réel, prend soin d’ajouter « science de celui qui ne sait pas mais tente de savoir. » « La science de l’idiot » a le courage et la beauté d’avancer dans cet espace indéfini d’entre-deux. Là résiderait la matrice de l’acte artistique du projet Attraction dont Le Pas Grand Chose est une des facettes. Prendre acte du chaos mais ne pas en rester là, médusé et muet, cheminer (son établi est une carriole et la chute l’invention de la demie roue !) et en dire férocement quelque chose, en faire « [son] propre sac de nœuds. »

 

© Elizabeth Carecchio

 

 

Le Pas Grand Chose, Johann Le Guillerm

Conception, mise en scène et interprétation : Johann Le Guillerm

Régie lumière : Flora Hecquet
Régie Vidéo : David Dubost
Création lumière : Anne Dutoya
Création sonore : Alexandre Piques
Vidéo graphiste : Christophe Rannou
Costume : Anaïs Abel
Fabrication et construction : Sylvain Ohl, Alexandra Boucan

 

Tournée

 

Le 19 Février 2019 à 20h

Théâtre de l’Agora – Evry (91)

Allée de l’Agora

91000 Évry

Réservation : 01 60 91 65 65

www.scenenationale-essonne.com

 

Le 12 mars 2019 à 21h

CIRCA Auch (32)

Allée des Arts

32000 Auch

Réservation : 05 62 61 65 00

www.circa.auch.fr

 

Le 17 mai 2019 à 21h

Théâtre Ducourneau – Agen (47)

Place Dr Esquirol

47916 Agen

Réservation : 05 53 66 26 60


Du 28 au 30 mai 2019

Théâtre de la Bordée – Festival Carrefour International de Théâtre, Québec, Canada
315 Rue Saint-Joseph Est

Québec QC G1K 3B3

réservation : 418 694-9721, poste 1

www.bordee.qc.ca

 

 

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