ƒƒƒ article de Denis Sanglard
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AOI, Yesterday’s glory is today’s dream, est un superbe démenti pour qui pense encore que le nô reste figé en lui même, dans une tradition séculaire qu’on ne peut toucher sans l’altérer. AOI inscrit le nô dans la modernité comme Hijikata par le buto inscrivait les traditions paysannes dans la danse contemporaine. Yesterday’s glory is today’s dream se veut un « Nôpera ». Objet hybride entre nô traditionnel et musique contemporaine d’après le livret de Zeami ( XIV ème siècle), le réformateur de cet art unique, Aoi no Ue, histoire de Rokujo la maitresse vieillie et répudiée de Hikaru Genji, sa rancoeur et sa vengeance envers Aoï, la jeune épousée de son ancien amant. Aoï qui voit en le destin de Rokuji le reflet de son propre avenir et refuse de vivre plus longtemps. En s’appuyant sur cette unique phrase « Yesterday’s glory is today dream » et se concentrant uniquement sur les deux personnages féminins, jouée par la même interprète ici, c’est toute la délicatesse et la violence des sentiments qui se jouent.
Norika Baba, la compositrice, et Mié Coquempot, la metteure en scène, invitées de l’ensemble contemporain 2e2m, tissent une toile extrêmement serrée et formidablement narrative. L’orchestre d’instruments occidentaux, très mobile sur le plateau selon les scènes, remplace le choeur traditionnel et les personnages spirituels, chaman et prêtresse, sont interprétés par deux percussionnistes, performers pour l’occasion. C’est un « nôpera » de chambre et cette dimension intimiste fait éclater avec précision les sentiments mis ainsi au premier plan, à vif. S’instaure alors un vrai dialogue entre le Shité, le personnage principal et unique acteur, exceptionnellement une femme, démasquée, l’exceptionnelle Ryoki Aoki, les deux percussionnistes et l’orchestre.
Miè Coquempot en transposant l’univers du nô dans un futur post-punk, le pont-aux-fleurs traditionnels est un tunnel de câbles électriques, le plateau est quasi nu, parsemés de bouteilles vides ou pleines, où trônent trois postes de télévision, dépouille le nô de sa richesse stylistique traditionnelle pour un univers plus sec. C’est toute la mécanique du corps qui est ainsi visible. Le corps dépouillé, décarapaçonné en quelque sorte de son habit usuel, Ryoko Aoki est vêtue dans la première partie d’un jean et d’un chemisier, ne reste plus que l’incroyable travail du souffle, de l’énergie, de la tension soudain révélée, dans un naturel confondant au service du personnage. Et de la voix, gutturale et rauque caractéristique du nô qui exprime la douleur et l’appel à la vengeance. D’emblée Rokuko est déjà ce fantôme. Le visage, sans le masque, est impassible, figé presque et devient à son tour masque de chair. Et c’est nous qui y imprimons les émotions qui nous traversent que la voix et le corps expriment. Le corps de Ryoko Aoki est hanté, habité de l’intérieur, jusqu’aux mains qui griffent l’espace et annoncent – déjà – la métamorphose à venir, le démon au travail. Les taka, ce langage singulier fait de signes parfois obscurs aux occidentaux et même aux japonais, sont redéfinis, réinventés, soudain compréhensibles. Sans oublier le jeu classique avec l’éventail qui souligne l’expression des sentiments étouffant le personnage, prolongeant le geste et son expression. Un geste volontairement accentué par Mié Coquempot lequel porte alors toute la tension du récit et de l’action que souligne l’orchestre lequel cerne l’actrice au plus près tournant sur le plateau, se heurtant et répondant aux musiciens devenus figurants et spectateurs de cette douleur folle. Gestes subtils et précis, presque minimalistes mais d’une grande ampleur dans l’énergie insufflée qui leur confèrent une dimension et une force phénoménales. Incroyable de voir ainsi exposé le mystère du nô sans que celui ci ne dépare de son étrangeté, de sa puissance et de sa beauté. Mié Coquempot, avec l’aide de son actrice, expose les nerfs à vif jusque là soigneusement cachés du nô. Elle le désacralise, le rend terriblement humain sans jamais rien céder à la tradition. Il n’y a plus de distanciation mais une vérité troublante. Et ça c’est d’une modernité soufflante. Quand ressurgit dans la seconde partie le démon de Rokujo, exprimant la colère, c’est un autre personnage qui apparait. La fragile Ryoko Aoki est métamorphosée, prend une dimension insoupçonnée. Vêtue d’un ample manteau qui la sur-dimentionne, frappant du pied le plateau, c’est un démon que rien ne peut arrêter. Avant de se dépouiller de ce vêtement, signe démoniaque, de le laisser comme souffle ultime et symbole d’une bataille perdue au centre du plateau, et de disparaître, de s’évaporer. Et quand la jeune épousée, Aïo, surgit c’est la mort au travail, un corps exengue, vidée de toute substance, de toute énergie. Tout l’art, toute la subtilité, l’intelligence de Ryoko Aoki apparait dans cette création éclatante. Et c’est un étrange paradoxe de rendre visible, de mettre à nu la composition, la mécanique d’un art sans trahir son mystère. Et même de l’épaissir un peu plus…
AOI, Yesterday’s glory is today’s dream Nôpera d’après le livret Aoi no Ue de Zeami
Musique, Norika Baba
mise en scène et chorégraphie, Mié Coquempot
Direction musicale, Pierre Roullier
Costumes, Yoshikazu Yamagata et Akiko Takebayashi
vidéo, Jérome Andrieu
Création lumière, Sylvie Garot
avec Ryoko Aoki
Musiciens, Cyril Hernandez et Linda Edsjö et l’ensemble 2e2m
Maison de la Culture du Japon à Paris
101bis quai Branly
75015 Paris
le 22 et 23 avril 2016 à 20h
réservations : 01 45 79 72 54
www.mcjp.fr
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