Dans cette forme tentaculaire, Carolina Bianchi poursuit son travail autour du lien entre l’histoire de l’art et le patriarcat, en s’attachant à questionner plus spécifiquement la question de la Fraternité, The Brotherhood. En variant les entrées et les modalités théâtrales, l’autrice et performeuse, qui avait stupéfait le festival d’Avignon en 2023 en reproduisant son viol sous castration chimique au plateau, déploie un spectacle grinçant, hybride et provocant. Un travail profondément marqué par sa propre expérience des violences sexuelles, qui s’articule autour du vertige de sa souffrance, celle d’avoir traversé ce qu’elle nomme « la mort dans la vie ». Malgré tout le chaos qu’il déploie, le spectacle reste très humble dans sa manière de toujours poser des questions plutôt que d’y répondre fermement ou d’asséner un point de vue. Le public y est vraiment convoqué comme une instance pensante à part entière, à qui on demande de se positionner, de se placer face à ce à quoi il assiste.

Sous l’apparente simplicité de la dramaturgie du spectacle – qui nous est initialement présenté comme une exploration « des cervicales jusqu’à la moelle épinière », c’est-à-dire, une sorte de plongée dans l’intimité de Carolina Bianchi – la forme nous entraîne dans un tourbillon d’images, de situations, de performances, qui, chacune à leur manière, cherchent à cerner quelque chose des dynamiques patriarcales, de la violence du viol, du statut de victime. La structure du spectacle est assez nettement posée : c’est une suite de scènes, elles-mêmes rangées dans trois parties (ou trois actes) ; il y a aussi plusieurs prologues (comme une sorte de temps de charge nécessaire à la plongée dans un tel sujet) et un épilogue. Si les contours du spectacle sont si nets, c’est sûrement pour pouvoir, à l’intérieur, y déployer ce qui ressemble à un long flux composite, un mélange entre des prises de parole personnelles de la performeuse, des actes purement performatifs et des scènes dans lesquelles on invite plus classiquement à regarder des rapports de force entre personnages.

Dans une première partie, Carolina Bianchi, comme elle l’avait fait pour Bonne Nuit Cendrillon en 2023, ouvre le propos avec une peinture classique, dont le statut d’œuvre d’art n’est, le plus souvent, jamais remis en question. Sur une reproduction monumentale de L’Enlèvement de Perséphone de Rubens, on voit la jeune fille se faire enlever, le visage horrifié. Le public entre face à cette scène, puis la toile tombe, et la performeuse prend la parole jusqu’à raconter de nouveau ce moment mythologique, de sorte que, ce que l’on en perçoit – et retient – c’est sa très grande inconséquence. Perséphone disparaît, son absence crée les saisons (l’hiver quand elle est aux Enfers, l’été quand elle est sur terre), tout le monde le tolère. Zeus, son père, roi des dieux, plutôt que de sauver sa fille, s’accorde avec son frère pour qu’il puisse la retenir captive la moitié de l’année. Le choix de cette anecdote est très opérant en ce qu’il met en scène cette question de la fraternité et de son prolongement dans l’histoire : il y a le mythe où la jeune fille se fait enlever, violer, et puis il y a les peintres, presque toujours des hommes, qui trouvent le sujet inspirant, et puis le public, qui, depuis des centaines d’années, voue une admiration apprise à ces objets d’art sans la questionner. Une manière de venir interroger cet héritage artistique masculin contenu en chacun de nous et de faire ressentir par le plateau combien nos regards sont habitués à tolérer ces représentations de violence. En pointant cette conscience endormie chez le public, c’est finalement la question de la responsabilité individuelle qui se pose comme horizon : ne contribuons-nous pas, tous, à entretenir un climat propice à la domination masculine en tolérant cet héritage, ces biais légués, ne faisons-nous pas preuve d’une fraternité mal placée ? La réponse de Carolina Bianchi est franche : si, « tout le monde est The Brotherhood », finit-elle par déclarer. Posée comme une image programmatique, cette séquence annonce la teneur qui suit : un regard critique sur l’environnement culturel et social, porté à la fois par des prises de parole de l’autrice, parfois par des gestes plus performatifs ou par du dialogue. Une interview avec un metteur en scène véreux, persuadé de l’importance de la relation érotique avec ses interprètes ; des caricatures de rites de passage, où des hommes au plateau performent au mieux leur masculinité afin de faire partie du Boys’ Club ; et puis cette grande exploration du travail de recherche de l’autrice, où ces mêmes hommes lisent son carnet de bord, sont tant de tentatives, d’outils scéniques, déployés afin de circonscrire le sujet.

Et finalement, dans The Brotherhood, ce qui apparaît, c’est cette question énorme et irrésoluble : comment représenter la violence masculine, quoi en faire au plateau ? En parler frontalement, chercher une objectivité pour la regarder ? C’est ce qui s’essaie dans les exposés scientifiques de l’autrice, c’est la lecture de ce journal de bord par ces hommes (qui vomissent d’ailleurs sur le plateau tant les détails sont graphiques), où l’on apprend que, sous prétexte de réaliser des performances artistiques, les artistes de l’Actionnisme viennois violaient collectivement des jeunes filles en filmant les rapports, éjaculaient tous ensemble sur les corps de ces femmes inconscientes pour en faire des toiles vivantes. Faut-il simplement représenter la violence, sans aucun filtre, pour qu’on en comprenne la teneur ? C’est ce que fait la performeuse en reproduisant cette même scène de viol collectif, plus tard dans la pièce, en laissant le public assister, impuissant, à ces hommes qui se masturbent live autour d’elle. Faut-il passer par le témoignage, faire valoir l’authenticité d’un récit vécu personnellement ? C’est aussi une piste empruntée par le spectacle, lorsque les fragments du journal qui contiennent les morceaux de sa propre expérience d’abus sexuel sont lus à voix haute. La pièce elle-même s’emballe dans cette multitude de tentatives toutes réussies, ou toutes ratées, puisque finalement ce que raconte la forme dans ce collage, c’est aussi l’impossibilité de trouver une manière de traiter tout à fait la violence : la violence excède le théâtre, excède la représentation, la performeuse est prise dans ce vertige, elle est obligée de tout faire, tout essayer, tout dire, du plus banal au plus choquant, tout en sachant que rien ne sera tout à fait suffisant. Elle est d’ailleurs activement travaillée par ce motif du pathos : est-ce que c’est pathos, ce que je fais ? Est-ce que je suis obligée d’en passer par le pathos pour parler ? Tout du long, Carolina Bianchi assumera sa démarche incertaine, son tâtonnement, comme elle avouera aussi être fascinée par le travail de certains metteurs en scène aujourd’hui radiés après qu’on a révélé leurs comportements abusifs. Comme eux, elle est hypnotisée par la violence, y trouve un aspect esthétique, que d’ailleurs elle déploie à son tour au plateau en mettant en scène des hommes nus jouant avec des épées, et c’est bien dans cette ambivalence que toute la profondeur du propos réside : où est-ce que l’art s’arrête, à quoi s’adonne-t-on lorsque l’on explore sa part d’ombre, quelle limite pour approcher ses démons sans les devenir ? Une ambivalence qui finit tout de même par se résoudre au plateau, puisqu’on entend clairement : « certaines choses donnent juste envie de vomir ». Non, tout n’est pas permis.

Un tel projet ne vient pas sans son lot de fragilités : on pourrait relever toutes sortes de choix de mise en scène parfois un peu poussifs, un peu trop signifiants (le metteur en scène véreux se suicide après l’interview, son corps est suspendu aux cintres pendant tout le reste de la représentation). Globalement, on sent aussi que les situations et les fictions-cadres qui accompagnent les monologues de Carolina Bianchi sont plutôt des excuses pour venir générer de la parole que de vraies instances de jeu, et, paradoxalement, que la parole semble comme éviter une trop grande frontalité. Dans son acception des violences, le regard porté est aussi parfois très généraliste, pas du tout intersectionnel, limitant : la recherche d’une pensée universelle peut rendre aussi la langue imprécise, les idées un peu faciles. Dans le traitement du gore au plateau, on sent aussi des choix un peu fragiles : l’œil des spectateur·ices est appelé à regarder des détails hyper corporels alors qu’on sent bien que c’est l’image entière, le symbole, qui est convoqué par la mise en scène. Mais l’abondance de sens, l’abondance d’effets, d’échos entre les motifs qui se télescopent d’une scène à l’autre rendent la forme et le propos malgré tout lisibles, et l’on est plutôt appelé par l’engagement immense des interprètes que par ces scories.

The Brotherhood, conception de Carolina Bianchi

Avec Rodrigo Andreolli, José Artur, Carolina Bianchi, Tomás Decina, Lucas Delfino, Flow Kountouriotis, Chico Lima, Rafael Limongelli, Kai Wido Meyer

Dramaturgie et recherche : Carolina Mendonça

Assistanat à la mise en scène : Murillo Basso

Décor : Carolina Bianchi, Luisa Callegari

Art et costumes : Luisa Callegari

Son, musique originale, régie : Miguel Caldas

Lumière : Jo Rios

Vidéo : Montserrat Fonseca Llach

Caméra live et soutien artistique : Larissa Ballarotti

Chorégraphie de prologue : Jimena Pérez Salerno

Dialogue autour de la théorie et de la dramaturgie : Silvia Bottiroli

Traduction en anglais : Marina Matheus

Traduction en français : Thomas Resendes

Photo © Mayra Azzi

Du 06 au 08 novembre 2025

Durée du spectacle : 3h30

Théâtre des Célestins

4, rue Charles Dullin
69002 Lyon

Réservation 04 72 77 40 00

www.theatredescelestins.com