Il est des productions d’exception, jubilatoires où les talents conjugués et la complicité pour la renaissance d’une œuvre donnent un résultat époustouflant. D’abord un trio gagnant, Offenbach, Minkowski et Pelly. Ces deux derniers à la manœuvre pour la résurrection d’un ouvrage où le premier fait montre de tout son génie orchestral qui ne s’arrête pas à l’Opéra Bouffe mais est capable d’une complexité harmonique qui vous laisse pantois. Ajoutons aussi, quatrième mousquetaire, Agathe Mélinand pour l’adaptation des dialogues ciselés. Ce Robinson Crusoé là ne cesse de faire le grand écart entre une veine proprement symphonique (écoutons les prologues de chaque acte qui sont à ce titre exemplaire), sentimentale parfois, et une fibre parodique. Exigeant en outre pour les interprètes une grande virtuosité. Les librettistes Eugène Cormon et Hector Crémieux ont pris de sacrés libertés avec l’œuvre initiale de William Defoe et c’est tant mieux. Pouvait-on imaginer une histoire de (presque) solitude pour un opéra ? Alors on offre à notre héros une famille bourgeoise rêvant d’un fils avocat et prodigue, on invente une histoire d’amour avec la cousine Edwige, on associe un couple de servante et d’épicier, les meilleurs amis de notre aventurier. Tout ce petit monde rejoignant Robinson sur son île et prêt de se faire cuisiner en pot-au-feu par un de leur ancien voisin anglais échoué là, lui aussi, mis au service d’anthropophages, lesquels de la fiancée Edwige ont décidé de faire un sacrifice à leur dieu. Et pour conclure, de vilains et stupides pirates dont il faudra bien se débarrasser pour retourner à Londres
Pour Laurent Pelly à la mise en scène et Marc Minkowski à la baguette c’est du nanan et ils le prouvent avec brio, toujours aussi complices et à leur affaire avec Offenbach. Laurent Pelly signe une mise en scène au cordeau, pétillante, dynamique, une ligne claire sans chichi et d’une redoutable efficacité, suivant une ligne musicale et dramatique lancée à pleine vitesse, imposée par Offenbach, que rien ne semble pouvoir arrêter dans son élan… Un premier acte comme une comédie musicale de Jacques Demy, petite danse inclue (enfin qui ressemble davantage aux parades horlogère des chalets de coucous suisses) ; ce n’est pas Les parapluie de Cherbourg mais ça y ressemble qui voit notre héros partir en quête d’aventure et de prospérité, plantant là son Edwige qui promet de l’attendre. Et ce n’est pas sur une île qu’échoue Robinson mais dans un bidonville au pied de gratte-ciels. Le voilà émigré clandestin, en marge de la société, flanqué dans cette galère de Vendredi comme il se doit et que l’on imagine sans-papier. Et Laurent Pelly d’enfoncer le clou quand arrivent la tribu des cannibales. Evacuant avec intelligence le problème racial et raciste d’une époque qui ne voyait guère le problème de la représentation racisée et qu’il retourne comme un gant avec mordant. Ces anthropophages sont tous des clones de Trump, costume et face orange comprise ! dont le mantra est « Prenons notre revanche ». Voilà qui est bien vu, le sauvage n’étant pas toujours celui que l’on croit… Pour un peu on citerait Michel de Montaigne. L’idéalisme de Robinson se heurte ainsi au libéralisme outrancier qui dévore les individus. Preuve en est la boucherie industrielle high-tech à l’enseigne d’un immense T (tiens donc !) où ils traitent leur pitance – tout un symbole – et dont notre épicier et notre servante risquent les premiers de faire les frais (« La mort approche / Mais bravons la / Une même broche / Nous réunira) ». Au passage nous serons gratifiés de la recette du pot-au-feu.

Mais Laurent Pelly n’appuie jamais le trait et la légéreté demeure au long de cette mise en scène réjouissante où, cela se voit, les interprètes jubilent d’être là, à défendre autant cette partition méconnue que cette mise en scène alerte où l’émotion le dispute au rire. A l’image de Julie Fuchs, Edwige, qui dans la scène qui la voit droguée et prête d’être jetée sur le bûcher sacrificiel, outre une pyrotechnie vocale qui vous laisse bouche bée et dont on ne se lasse pas, s’en donnent à cœur joie et avec un bonheur évident dans cette parodie d’Indiana Jones et le temple maudit qui la voit, grand moment hilarant, se lâcher sans retenue. Julie Fuchs fait montre encore une fois de son impeccable maîtrise technique au service d’une voix éclatante. L’ensemble de la distribution n’est pas en reste, de l’impeccable Sahy Ratia (Robinson), d’une grande finesse, à l’étonnante et piquante Emma Fekete (Suzanne), une révélation tant vocalement que par un jeu là aussi d’une grande finesse. Laurent Naouri (sir William Crusoé), Marc Maurillon (Toby), Adèle Charvet (Vendredi), Julie Pasturaud (Deborah), Rodolphe Briand (Jim Cocks), Matthieu Toulouse (Atkins) complètent une distribution de haute volée et d’une complicité évidente, eux aussi, à défendre cette œuvre étonnante où la poésie se marie sans façon au burlesque. De la fosse Marc Minkowski entraîne tout ce monde au galop, le portant au plus haut dans l’excellence, chœur et musiciens inclus. Il déroule cette partition hybride, on peut dire ça, avec un bonheur communicatif qui contamine aussi et très vite la salle. Il fait entendre les milles et surprenantes nuances et reliefs insensés, les paysages traversées, les émotions indicibles de chacun des personnages. La mer gronde et les oiseaux chantent, les amours se dévoilent, c’est une grande symphonie tissée de polyphonies vocales, c’est Verdi et Mozart dans un même vaisseau, mais avant tout Offenbach, un Offenbach méconnu que nous entendons là et comme la première fois qui démontre combien il était un immense compositeur trop souvent réduit, hélas, à la dimension bouffe de son œuvre occultant pourtant une écriture de génie.

Robinson Crusoé, opéra-comique en trois actes de Jacques Offenbach
Livret d’Eugène Cormon et Hector Crémieux
Direction musicale : Marc Minkowski
Mise en scène, costumes : Laurent Pelly
Adaptation des dialogues, dramaturgie : Agathe Mélinand
Scénographie : Chantal Thomas
Lumières : Michel Le Borgne
Avec : Sahy Ratia, Julie Fuchs, Adèle Charvet, Laurent Naouri, Marc Mauillon, Rodolphe Briand, Emma Fekete, Julie Pasturaud, Matthieu Toulouse
Les musiciens du Louvre
Accentus
Figurants : Dan Azouley, Antoine Lafon, José-Maria Mantilla, Pascal Oumakhlouf
Photo : © Vincent Pontet
Du 3 au 14 décembre 2025
Durée 2h15 environ
Théâtre des Champs-Elysées
15 avenue Montaigne
75008 Paris
Réservations : 01 49 52 50 50

