
© Benoite Fanton
ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier
Maeterlinck est à la mode cette saison sur les plateaux français ! Après le choix de plusieurs de ses pièces de jeunesse par le collectif INVIVO (à la scène nationale des Gémeaux en décembre dernier), puis Tommy Milliot (au Théâtre du Vieux-Colombier), voici l’Opéra national de Paris qui reprogramme Pelléas et Mélisande de Claude Debussy inspiré de la pièce éponyme de l’auteur belge (1892). Si ce dernier renia l’interprétation opératique, créée en 1902 à l’Opéra-comique, après s’être fâché avec le compositeur lui reprochant des coupes nuisant la compréhension du texte, mais surtout parce qu’il n’avait pas confié le rôle-titre à sa compagne, on peut se demander ce qu’il aurait pensé de la mise en scène confiée à Wajdi Mouawad qui se joue depuis le 28 février à Bastille.
Le dramaturge avait un sacré défi à relever en acceptant la commande de l’Opéra de Paris reprogrammant depuis plusieurs décennies la version inoubliable de Robert Wilson, créée vingt ans après la mise en scène de Jorge Lavelli pour son entrée au répertoire (en 1977). Wajdi Mouawad y a répondu avec une mesure que l’on n’attendait pas de l’auteur du morbide et époustouflant Anima, mais aussi de nombre de ses pièces ou la violence est rarement contenue. Point d’incartade ni de provocation dans la proposition de celui qui quelques semaines plus tôt se barbouillait de son propre sang prélevé au cours de sa première conférence au Collège de France… Pourtant, sa vision très psychologisante du drame lyrique de Debussy, pouvait offrir de belles pistes, qui n’ont pas toutes été creusées.
L’essentiel du travail, scénographique compris (Emmanuel Clolus), repose sur la vidéo de fond de scène projetée sur un rideau de fils qui permet avec fluidité les sorties ou apparitions innombrables des personnages du poème. La vidéo (Stéphanie Jasmin) en elle-même extrêmement élaborée, ne semble toutefois venir au soutien de l’œuvre que de manière très illustrative, démonstrative, singulièrement narrative, même dans les tableaux les plus oniriques des corps s’enfonçant dans l’eau. Que le spectateur ait déjà, ou pas, vu ou entendu l’œuvre, il n’a nul besoin de voir défiler une forêt quand il s’agit d’évoquer la forêt, des vagues quand il s’agit de la scène devant le lac, etc. Certes, le procédé permet une économie radicale de décors, mais l’on peut douter de son apport réel à la compréhension de l’œuvre. Dans un autre registre, la focalisation sur les corps morts ou en passe de l’être d’animaux interroge. La traversée silencieuse, avant que l’orchestre ne commence à jouer, par un sanglier géant affublé d’une flèche dans une semi-pénombre, le corps d’un cheval descendant des cimaises, dépecé et vidé de ses entrailles à terre par des apprentis bouchers et d’autres cadavres d’animaux déposés peu à peu sont probablement les témoins d’un carnage spirituel où l’homme et la nature semblent se livrer la guerre. On sait que la thématique est chère au metteur en scène libano-québécois. Veut-il ainsi illustrer la déshumanisation ou la folie des « animaux dénaturés » (au sens de Vercors) que nous serions devenus, conduisant au sacrifice humain de victimes presque innocentes ? La dimension à la fois victimaire et sacrificielle aurait pu être poussée de manière plus extrême. Le contraste par exemple de la scène de la chevelure, attribut féminin de la plus grande sensualité, comme l’a si bien fait rimer Baudelaire deux décénies avant le texte de Maeterlinck, avec les manifestations du caractère mélancolique de Mélisande a été esquissé, mais aurait gagné à être développé, afin de mettre en rapport les non-dits à une époque de la naissance de la psychanalyse, et l’interprétation des rêves (par exemple celui de Golaud en vidéo qui suggère un drame mortel dans l’enfance) pour mieux expliquer les traumas de violence familiale.
C’est donc dans cet imaginaire très contrôlé qu’évoluent les chanteurs tout au long des cinq actes. Le plateau vocal créait sur le papier une attente exigeante ; qui fut globalement satisfaite le soir de première, sachant que les compétences techniques des chanteurs ne sont pas forcément celles qui leur permettent de briller, car la performance vocale n’est pas vraiment dans l’essence de cette œuvre comme l’avait souligné Boulez pour expliquer son impopularité auprès des amateurs classiques d’opéra.
Dans les rôles titres, le baryton Huw Montague Rendall, qui avait déjà joué le rôle de Pelléas dans la mise en scène de Katie Mitchell au Festival d’Aix-en-Provence et la soprano Sabine Devieilhe en Mélisande proposent un couple d’une grande délicatesse, tous les deux aériens et précis dans leurs dictions respectives. Le baryton-basse Gordon Bintner leur fait face comme il se doit avec toute la ferveur haineuse qu’impose le rôle de Golaud. L’Arkel de Jean Teitgen est un roi qui en impose. Sa présence, naturellement puissante, domine vocalement le plateau, malgré son statut de grand-père qui ne semble pas être indifférent au charme énigmatique de Mélisande… A ses côtés, la mezzo-soprane Sophie Koch semblait peiner le soir de première dans le rôle secondaire de Geneviève. Ainsi que dans une moindre mesure (dans deux passages ne passant pas la fosse), la cristalline Anne-Blanche Trillaud Ruggeri (de la Maîtrise de Radio-France). Enfin, Amin Ahangaran, basse dans la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris, s’est vu confier le rôle du médecin qu’il assure impeccablement.
L’orchestre est généreux sous la direction d’Antonello Manacorda qui prenait visiblement un plaisir gourmand à diriger cette œuvre pourtant si mystérieuse et qui la fait sans doute sortir partiellement de sa part la plus sombre tout en lui rendant un peu de beauté de sa période symboliste d’origine. Sensation paradoxale on en conviendra, mais qui fut celle à notre sortie place de la Bastille où « toutes les étoiles » tombaient.

© Benoite Fanton
Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy
Livret de Maurice Maeterlinck
Direction musicale : Antonello Manacorda
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes : Emmanuelle Thomas
Directeur du chœur : Giulio Magnanini
Lumières : Eric Champoux
Vidéo : Stéphanie Jasmin
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Avec : Sabine Devieilhe, Huw Montague Rendall, Gordon Bintner, Sophie Koch, Jean Teitgen, Amin Ahangaran
Ainsi que : Anne-Blanche Trillaud Ruggeri (soliste de la Maîtrise de Radio France) et les comédiens en vidéo Axel Ollier, Delphine Gilquin, Azilis Arhan, Xavier Lenszewski, Daria Pisavera
Les 4, 12, 15, 18, 20, 25, 27 mars à 19h30, le 9 mars à 14h30
En français avec surtitrage
Durée : 3h20 (avec un entracte)
Opéra national de Paris (Bastille)
Place de l’Opéra
75012 Paris
Réservation : www.operadeparis.fr
