L’âpre et sourde vibration d’un vent sibérien ou de courants râclant les grands fonds marins. Dans l’obscurité le regard est tout ouïe, et le spectateur son propre démiurge. Le noir étire les durées, émousse les volontés, fait vaciller les perceptions. C’est le règne de l’ambiguïté visuelle, où voir se confond avec imaginer voir. L’introït d’On Stage est pareil à un apprivoisement où ce que l’on recherche à l’extérieur de soi, le spectaculaire, finit par se retourner contre soi, s’investir en soi-même. Dans ce cheminement des ténèbres à la pleine lumière, plus encore que pour toute autre proposition, la performance de Maria Hassabi ne peut exister que dans et par l’osmose qu’elle instaure entre performeuse et regardeur. Troublant la surface opaque, comme un galet dans une eau noire, la vision se fait d’abord fugace, avec un soupçon d’irréalité : elle est celle d’une forme dont les contours s’agiteraient, un fragile chatoiement comme une flamme au bord de l’extinction. Ce que l’on devine est une silhouette lointaine, un mirage dont la marche immobile l’étirerait aux dimensions de l’éternité, pareille à une sculpture de Giacometti.

Le mouvement semble s’être retiré du corps de Maria Hassabi, et ce qui se déroule dans une infinie lenteur, déliant dans leur plus petite unité chaque fibre musculaire, tiendrait plus de l’érosion des montagnes, de la sédimentation océanique, que d’un anecdotique slow motion poussé à son comble. Sa radicalité est à saisir littéralement : Maria Hassabi est à la racine de l’être et de son devenir. Assister à sa performance bouleverse comme peuvent le faire les sculptures de Ron Mueck, lui, créant ses figures éminemment humaines, d’une troublante ressemblance sauf leur taille démesurément grande ou réduite, elle, tout aussi dense et vibrante de présence, mais travaillant à une disproportion temporelle. Cette lenteur agit à la façon d’un miroir sans tain, gommant la superficialité des images qui se succèdent pour nous livrer, mise à nue, l’expérience sensible de la vie-même. On Stage est une pièce puissamment existentialiste, capable de capturer l’invisible et l’indicible. La distorsion temporelle de Maria Hassabi, à l’instar de celle spatiale de Ron Mueck, nous racle comme un os blanchi par les épreuves. Dans cette vie de pierre (ainsi l’écrivait Duras dans la Pluie d’été), les lignes se détachent avec la netteté d’un fruit mûr qui tomberait de son arbre: c’est une tête penchée sur une épaule, comme décollée du tronc à force d’immobilité, point de fixation de notre attention pour cela-même, quand le reste du corps évolue à l’orée du visible, c’est un contrapposto qui s’inverse, ce sont des genoux qui ploient et des bras qui s’étendent dans une tragique supplication, ce sont des lèvres pincées ou une bouche entrouverte aspirant l’inconnu. La lumière qui l’accompagne (Aliki Danezi Knutsen) n’est pas qu’éclairage, elle est ici scansion temporelle, liquide amiotique, sculptant le sensible, le détourant, effectuant son inexorable révolution comme le destin sur l’arc d’une vie.

Alors que des sons flutés percent la gangue acoustique (création sonore cosignée par Stavros Gasparatos et Maria Hassabi), la performeuse nous apparaît forte et fragile à la fois, comme il est dit du roseau, pliant au vent mais ne rompant jamais. Si le monde est devenu théâtre à la suite de Shakespeare, On Stage inverse la focale et fait de la scène le dévoilement d’une poétique de l’être, soumis aux vents contraires de l’existence. Sans un mot, sans s’encombrer d’aucune histoire, la pièce affirme sa liberté sans jamais s’en laisser conter. A l’heure des narrations toutes puissantes, à l’heure de la soumission aux lois du spectaculaire le plus vain, débordant de rebondissements et autres effets virtuoses, Maria Hassabi signe un sublime manifeste de la contemplation.

On stage, performance de Maria Hassabi

Création sonore : Stavros Gasparatos, Maria Hassabi

Création lumière : Aliki Danezi Knutsen

Costumes : Victoria Bartlett, Maria Hassabi

Assistants : Elena Antoniou, Maribeth Nartatez

Production : Vassia Magoula

Régisseur général : Hugues Girard

Photos : © Benjamin Boar

Durée : 1h

Du 22 au 24 octobre 2025 à 19h30

Chaillot – Théâtre National de la Danse

1, place du Trocadéro et du 11-Novembre

75116 Paris

Tél : 01 53 65 30 00

https://theatre-chaillot.fr