Musée Duras, ou Marguerite Duras à l’épreuve du plateau… Julien Gosselin traverse l’œuvre de la romancière, dramaturge et cinéaste avec la promotion sortante du conservatoire national supérieur d’art dramatique de 2024 et le moins que l’on puisse dire c’est que cette traversée de 10h, faites de 11 propositions comme autant d’expérimentations et de relectures, est une immersion en apnée dans une écriture protéiforme avec pour thématique obsessionnelle l’amour, le sexe, la mort, l’absence et le silence. Fragments de romans, de récits, de scénarios, de théâtres ou d’essais, c’est un vaste champs littéraire ainsi explorés, disséqués. Ils sont jeunes, formidable de jeunesse, sans forcément l’âge ni l’expérience des personnages, mais happés, immergés dans cette écriture avec une conviction profonde et un engagement physique total où le corps est aussi ici un enjeu qui défie l’abstraction de certains textes, et l’on plonge avec eux, à condition de tenir, dans cette écriture vertigineuse, définitive, parée souvent de crudité et de violence. En allant à la source de l’écriture durassienne, de ses enjeux et problématiques, Julien Gosselin et les élèves du conservatoire en finissent avec la petite musique durassienne trop souvent convenu, contresens absolu, pour lui rendre sa réelle concrétude, son poids de chair et d’humanité, de l’intime au politique, que traduit une écriture rendue à sa modernité indépassable.
Tout n’est pas réussi, c’est aussi l’écueil de cet exercice, parfois même c’est raté, comme dans Savannah Bay ou L’Amante anglaise, mais que sauve les comédiens par l’extrême sensibilité d’un jeu toujours au bord du gouffre, écorchant leur interprétation par leur conviction ferme d’aller jusqu’au bout de la violence de Marguerite Duras, violence qui innerve les rapports amoureux et sexuels, le désir irrépressible entre les personnages, désir inassouvi et ses contradictions qui mène à la folie, à l’envie de tuer. Mais là où nous sommes saisis, voire bouleversés, vraiment, c’est quand le récit, une écriture non dévolue initialement au théâtre, est soumis à l’épreuve de la scène et devient l’objet d’une performance inouïe, un champs d’expérimentation sortant du cadre strict de la théâtralité, au risque de l’échec. Echec qui n’advient jamais dans ces propositions singulières et fortes car dégraissées de tout appareil dramaturgique ou scénographique les contraignant pour une liberté, certes maîtrisée, mais captivante de bout en bout pour ce qu’elle produit de miraculeux. Ainsi de l’Homme assis dans le couloir, de L’Amant, de La Maladie de la mort et enfin de la Douleur. Propositions culottées et sans concession qui vous percutent par leur aridité qui n’est pas sécheresse mais une mise à nue de l’écriture et de ce qu’elle induit et provoque physiquement. Ou L’Homme Atlantique qui clôt cette traversée, slamé avec force mais qui vous tambourine sec le plexus. A l’encontre des autres propositions comme Suzanna Andler ou Hiroshima mon amour, il y a dans ces expérimentations radicales une éradication totale de la forme théâtrale ordinaire ou attendue. Dans l’obscurité le plus souvent, toute relative, c’est une voix qui s’élève, elle seule portant la dramaturgie, incarnant tout entière l’écriture et son sujet, les deux comme souvent chez Marguerite Duras, indissociables. En cela ils répondent aux vœux de Marguerite Duras d’un théâtre « sans les gesticulations pour faire croire au drame souffrant à cause des paroles dîtes, alors que le drame tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas » … Ce que Claude Régy appliquât dans l’Amante anglaise, avec pour unique scénographie deux chaises et un magnétophone. Ce processus qui arrase net la théâtralité classique est poussé ici à son paroxisme même si parfois, rien que de très normal, le corps se lâche, se cabre sous la pression d’une violence trop longtemps contenue, d’une incarnation incandescente.
Hors ces monologues, on regrette simplement que Julien Gosselin prenne à contre-pied cette assertion durassienne et c’est sans doute là où le bât blesse. La forme bien plus classique, comme la reconstitution de l’interrogatoire et du procès de Claire Lannes (L’amante anglaise), ce n’est pas que cela ne fonctionne pas mais cela inscrit le théâtre de Marguerite Duras dans une dramaturgie obsolète, boulevardière et bourgeoise, qui ne lui convient pas, ou plus, ou si peu, où se perd la force de son écriture au scalpel, d’une précision redoutable, maniaque. On atteint là sans doute la limite de l’exercice, particulièrement avec Suzanna Andler ou La Musica, d’un classicisme désuet malgré encore une fois l’acuité de l’écriture et une vision tragique de l’humain pris dans les rets d’amours impossibles qui ne dit rien d’autre que l’incompréhension irrésoluble entre les deux sexes où les femmes se donnent entières absolument à des hommes incapables jamais d’aimer. Mais l’important est ailleurs, dans le simple fait de voir comment ces comédiens appréhendent, se dégagent et dépassent ce cadre qui les contraint pour une incarnation, une épiphanie qui les brûle et consume de l’intérieur. En cela et par eux c’est réussi qui nous font oublier le côté cinématographique ou télévisuel de la chose ainsi mise en scène, propre à Julien Gosselin et que l’on peut regretter qui met les sujets au niveau de l’anecdotique alors que le vrai sujet c’est l’écriture et ce qu’elle donne à entendre qui dépasse le sujet lui-même… Et pour reprendre Marguerite Duras, ce qu’elle écrit sur le théâtre, précisément sur Racine qui serait le vrai et unique metteur en scène de ses tragédies, le metteur en scène ici c’est bien elle par la force de son écriture performative qui agit de façon irrépressible sur chacun et les oblige. Ce qui traverse ces dix heures et qui apparait c’est combien chez Marguerite Duras le désir, le sexe et l’amour, ensemble ou séparément, traverse toute son œuvre et déchire ses personnages incapables d’aimer, irréconciliables toujours. Et c’est cette déchirure portée par l’écriture qu’il nous est donné à voir superbement. Surtout ils inscrivent Marguerite Duras et son œuvre dans le présent, le leur, preuve que nous n’en avons pas fini avec Marguerite Duras.

Musée Duras, d’après Marguerite Duras
Mise en scène et scénographie de Julien Gosselin
Avec : Mélodie Adda, Rita Benmananna, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencreac’h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko et la participation de Denis Eyriey, Guillaume Bachelé
Dramaturgie : Eddy d’Aranjo
Régie vidéo : Raphaël Oriol, Baudouin Rencurel
Collaboration à la vidéo : Pierre Martin Oriol
Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumière : Nicolas Joubert
Collaboration à la scénographie : Lisetta Buccellato
Costumes : Valérie Montagu
Collaboration au son : Julien Feryn
Assistanat à la mise en scène, surtitrage : Alice de la Bouillerie
Photo : © Simon Gosselin
Jusqu’au 30 novembre
Durée 10h (10h/20h pauses comprises)
Théâtre de l’Odéon-Berthier
1 rue André Suarès
75007 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40

