Partant de ce principe du XVIIIème siècle considérant le théâtre comme un miroir, la metteuse en scène Netia Jones file avec intelligence et à-propos la métaphore. C’est dans les coulisses du Palais Garnier que se déroulent ces Noces de Figaro. Nous assistons à la préparation d’une création où Suzanne est costumière, Figaro perruquier, le comte et la comtesse artistes lyriques, Bartolo et Marceline producteurs. Cela est très malin qui permet une transition entre le siècle des Lumières et le nôtre dans ce ballet incessant d’essayage de costumes où sans transition et avec fluidité nous passons du XVIIIème au XXIème, de la fiction à la réalité.

L’opéra, nous parlons du bâtiment, est un lieu qui dans sa conception du XIXème concentre la domination masculine et une forte hiérarchie. En témoigne le foyer de la danse où les jeunes ballerines étaient soumises au regard des hommes en vue d’une éventuelle exploitation sexuelle. Un foyer qui s’ouvre à nous au dernier acte qui n’est pas sans rappeler les peintures de Degas, cet autre témoignage d’une condition féminine au sein de ce lieu où les danseuses ne sont que des objets d’un marché érotique au profit des abonnés, où le droit de cuissage et le viol sont marchandés comme l’écrit Louis Véron dans ces mémoires, ce dernier étant celui qui justement autorisât l’ouverture du foyer aux abonnés. La singularité des Noces de Figaro de Mozart, comme du Mariage de Beaumarchais, est justement de dénoncer une condition féminine sous exploitation masculine. Et dans l’opéra de Mozart ce qui n’est pas dit dans le livret de Da Ponte mais explicite chez Beaumarchais, c’est la musique qui prend en charge cette révolution féministe en marche. Oeuvre lyrique hybride où l’opéra seria le dispute au buffa. Seria pour les femmes, y compris la domesticité, buffa pour les hommes avec au centre gravitationnel le comte Almaviva. Où Mozart ose des glissements d’un genre opératique à l’autre. Quand Figaro n’y comprend plus rien, se croyant trompé, il passe de seria à buffa. Au contraire de Marcelline, qui ayant retrouvé ce fils enlevé, rejoint résolument le camp de Suzanne et de la comtesse et de buffa passe seria. En cela c’est bien révolutionnaire – On regrette simplement que l’air de Marcelline « il capro… » soit encore une fois supprimé même s’il lui est substitué la réplique de Beaumarchais de l’acte III scène 16, « j’étais née moi pour être sage… » où s’exprime toute sa révolte devant sa condition -. Les femmes mènent de main de maîtresse ces noces qui les révèlent combattantes, Suzanne en tête, dans un désir d’émancipation certain. Seulement Mozart met un bémol à tout cela. C’est Barberine qui porte le poids de cette condition tragique qui n’est plus du théâtre mais une réalité sociale. Si tout est pardonné, si tout semble rentrer dans l’ordre, chacun retrouvant en apparence sa chacune, il n’en est rien pour ce personnage délicat, ici petit rat du corps de ballet. En témoigne cette aria bouleversante, « l’ho perduta », deux minutes à peine, une histoire d’épingle perdue (quelle métaphore !), et qui ouvre le dernier acte. Barberine violée surement par le comte – elle sort de sa loge – jouet d’un Chérubin qu’elle aime, aura tout perdu. Chérubin part à la guerre où il mourra bientôt. Et cette unique aria, bien après la fin de cet opéra, résonne encore et pour longtemps de toute sa force tragique. C’est dans les bras de Marcelline qu’elle pleure cette perte et sa condition, ainsi Netia Jones dans cette étreinte inattendue noue deux générations, résumant toute la condition pérenne des femmes. Et Netia Jones enfonce le clou, la comtesse désertera ostensiblement cette noce à peine accordé son pardon, donné de loin, lequel n’est qu’un mensonge sur une promesse qui ne sera pas tenue. Ce que la mise en scène montre c’est que rien vraiment n’a changé, combien la frontière entre le XVIIIème et le XXIème est toujours poreuse, cristallisée ici dans ce lieu, le Palais Garnier, où les coulisses révèlent l’envers peu reluisant du décors. La comédie sur le plateau masque à peine la tragédie qui se joue dans les loges. Des coulisse elle extirpe même cette véritable affiche placardée qui dénonce les agissements sexistes, les violences et harcèlement sexuels, laquelle tenue par les choristes venus remercier le comte d’avoir renoncé à son droit de cuissage. Ce placard envahissant soudain le plateau souligne un état de fait non résolu et surtout une forte hiérarchisation des conflits. Et l’élégance de cette mise en scène, son humour corrosif, n’en est que plus subversif. Netia Jones ne tire nullement l’œuvre à elle, elle en souligne simplement les arcanes profonds qui soutenaient et soutiennent encore et toujours une société patriarcale et dont Beaumarchais et Mozart déjà se faisaient l’écho. Le hors-champs, que la scénographie judicieuse permet, est aussi important qui exposent crûment les agissements du comte, véritable prédateur sexuel.

Cette production bénéficie d’une direction musicale et d’un plateau vocal d’exception. Sabine Devielhe est une Suzanne piquante et déterminée aux aigus toujours aussi fascinants, investissant son rôle avec un jeu alerte pouvant se faire grave et une intelligence des situations qu’elle transcende avec un allant sans faille. La comtesse de Hanna-Elisabeth Müller, voix cristalline et d’une grande profondeur dramatique qui culmine avec l’air « Dove sono », lequel vous bouleverse par son intensité. Léa Desandre interprète un Chérubin tout feu tout flamme et, coutumière du rôle, offre une prestation contrastée, du trouble d’un adolescent (« non so più causa son ») à la déclaration de son amour (« la canzonetta »), sa voix toujours se pliant sans façon aux émois de la jeunesse. On avoue un coup de foudre pour la prestation de Ilanah Lobel-Torres, Barberine, dont la douleur et la détresse incarnée par une voix lumineuse vous déchire en une seule aria. Monica Bacelli est une Marcelline qui en impose, théâtralement et vocalement, et sauve son personnage bouffe du ridicule par la sincérité du personnage qu’elle empoigne en femme résolue. A ce quatuor de femmes puissantes répondent Gordon Bintner, un Figaro complice de Suzanne et de fait de Sabine Devielhe, si parfois il manque de mordant devant le comte, son personnage est néanmoins campé avec brio et beaucoup d’humour. Le comte de Christian Gerhaher, voix profonde et d’une belle intensité dramatique est, sans en rajouter et tomber dans la caricature, d’une parfaite veulerie et goujaterie. James Creswell est un Bartolo dont la voix puissante n’a d’égale que son humour incontestable. Le reste de la distribution ne démérite pas non plus jusqu’au chœur qui est ici dirigé théâtralement au cordeau. Et dans la fosse Antonello Manacorda est tout à son affaire qui dirige l’ensemble avec une attention véritable à l’expressivité d’une partition qui ne manque pas de nuances.

Il est des opéras qui s’avèrent ancrés dans une réalité qui dépasse leur siècle, dont la transposition décorsetée de tout clichés opératiques s’avère pertinente. Les noces de Figaro de par les thématiques sociétales et féministes abordées n’ont en rien perdus de leur acuité comme le démontre avec talent et tout en subtilité Netia Jones. Hélas, devrions nous écrire.

Les noces de Figaro, de Mozart

Livret : Da Ponte, d’après Beaumarchais

Direction musicale : Antonello Manacorda

Mise en scène, décors, costumes, vidéo : Netia Jones

Lumières : Lucy Carter

Chorégraphie : Sophie Laplane

Collaboration à la mise en scène : Glen Sheppard

Collaboration à la vidéo : Ian Winters & Lightmap

Dramaturgie : Soliène Souriau

Chef des chœurs : Alessandro Di Stephano

Orchestre et chœur de l’Opéra de Paris

Avec : Christian Gerhaher (15 nov/22 déc), Jérôme Boutillier (25, 27 déc), Hanna-Elisabeth Müller (15nov/22 déc), Margarita Polonskaya (25,27 déc), Sabine Devielhe (15nov/22déc), Ilanah Lobel-Torres ( Cherubino 15/22 déc et dans Suzanna 25,22 déc), Gordon Bintner (15 nov/ 22 déc), Vartan Gabrielian (25, 22 déc), Léa Desandre (12 nov / 22 déc), Seray Pinar ( 25, 27 déc), Monica Bacelli, James Creswell, Léonardo Cortellazzi (15 nov / 22 déc), Eric Huchet ( 25, 27 déc), Nicholas Jones, Boglárka Brindás (25, 27 déc), Franck Leguérinel, Sima Ouahman, Daria Akulova

Photo © Franck Ferville / OnP

Jusqu’au 27 décembre 2025

Durée 3h30 avec entracte

Opéra de Paris

Palais Garnier

Place de l’Opéra

75009 Paris

Réservations : www.operadeparis.fr