
© Amélie Vignals
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
D’une entrée nette Elodie Sicard apparaît. Elle se tient de biais, ouvrira l’espace par une trajectoire diagonale. Contrairement à la parallèle ou à l’orthogonale, cette ligne-là, cette diagonale, est tranchante, elle est une lame qui ouvre le volume. Elle est coupante comme la danse qui la meut, et qui semble lire dans les entrailles du vide, qui se révèle un plein sous ses doigts. Les mouvements déploient un invisible, un monde éminemment sensible, révèlent dans la géométrie des formes produites une structure mentale. Les gestes sont des arêtes, ont pour force la consistance du fini et paradoxalement ouvrent à un inconnu, infini. Vêtue d’un fuseau noir et marron, les deux couleurs s’entremêlant comme des flammes ou des lambeaux, Elodie Sicard fusionne instantanément matière et psychisme. Cela tient à une qualité de présence irréductible à une quelconque description ou mise en situation. Cela sourd d’un rapport à l’extériorité qui ne serait plus une donnée subie mais un prolongement de la volonté, quand bien même cette dernière s’affolerait. Cela produit une densité du regard et des gestes, un magnétisme du corps. Les aspirants avance par étapes dramaturgiques, développe un parcours émotif et spirituel, où l’on est soi-même à la fois spectateur et participant d’une expérimentation sensorielle, et où très vite devient indémêlable ce que l’on perçoit et ce que l’on met à jour en soi. Elodie Sicard travaille la matière aux confins de l’esprit. La nervosité et la fibre musculaire tendent le corps de la danseuse dans le temps des aguets, et le cintrent comme un arc dont la flèche vibre déjà dans l’épaisseur environnante.
Au fond de la scène, trois grands panneaux blancs juxtaposés, des pigments noirs amassés à leur surface comme d’étranges touffes velues. La danse emprunte à la forme rituelle, elle est une préparation que l’on perçoit comme adressée à ces cibles. Le dos s’offre souvent aux regards, nous emporte avec lui vers un ailleurs, un au-delà, un en deçà, un envers : un inexprimable. La danse exécute ses combinaisons multiples et virtuoses comme la quête d’une clef secrète, et l’on repense ici à la parabole du chameau et de l’aiguille tant le but semble inaccessible et le désir tout autant inextinguible. Elodie Sicard décochera ses flèches, trouera les panneaux, les pigments s’animeront, pareils à une limaille de fer soumise à une invisible force magnétique, traçant leurs lignes imaginaires à la surface du visible. Dans la conscience du geste et sous le coup du regard affleure l’inconscient de l’être : Les aspirants poursuit l’épopée d’un Cy Twombly où la mythologie émerge, radieuse, d’une vision troublée. Tout au long de cette performance, d’autres références viennent encore à l’esprit, cinématographiques celles-là : Tarkovsky, dans son rapport à la folie, non pas envisagée comme une déviance à la trajectoire rectiligne, mais comme une qualité d’être et d‘affect ouvrant les portes d’une compréhension plus large. Dans cette exploration et extension du domaine du réel au-delà du rationnel, dans ces mouvements « magiques » de matière à la surface des panneaux, Les aspirants n’est pas en reste du Stalker où, dans la dernière scène du film, une enfant provoque le déplacement de verres à la surface d’une table par la seule intensité de son regard. Si le dispositif plastique d’Amélie Vignals travaille la profondeur de champ, en particulier imaginaire, et instille une troublante séduction dans son caractère insensé même, la création musicale de Jean-François Domingues travaille tout autant à cette dilatation du psychisme à l’œuvre dans cette pièce : notamment ces voix d’actrices italiennes, déformées, saturées, remixées, comme une matière diffuse et profuse, entêtante et irritante, convoquant collatéralement un parfum de cinéma pasolinien. Lorsque pour le dernier tableau, habillée d’une longue robe, Elodie Sicard se met à tourbillonner au son d’un Ay candela tonitruant, c’est au source du folklore que Les aspirants achève sa boucle, donnant à voir rétrospectivement ce parcours oraculaire comme une nouvelle et ensorcelante tarentelle.

© Amélie Vignals
Les aspirants, chorégraphie et interprétation d’Elodie Sicard
Scénographie : Amélie Vignals
Création musicale : Jean François Domingues
Costumes : Cédrick Debeuf
Lumières : Chloé Bouju
Regard dramaturgique : Victor Thimonier
Construction décors : Amélie Brulé
Durée : 65 minutes
Le 5 février à 20h00 et le 6 février 2024 à 19h30
Théâtre de Vanves
12 rue Sadi Carnot
92170 Vanves
Tél : 01 41 33 93 70
