Vous êtes-vous déjà mordu les doigts d’avoir pris une décision catastrophique, comme Lear, le roi de Shakespeare qui décide de transmettre son royaume à ses trois filles, Goneril, Regan et Cordelia en échange de témoignages d’amour. Il distribue son royaume comme on partage ses jouets. Si Regan et Goneril lui délivrent le discours qu’il espère, Cordelia, sa préférée, ne cède pas à l’hypocrisie de ses aînées et affirme ne pas pouvoir assurer son père d’un amour exclusif alors qu’elle s’apprête à se marier. Jaloux comme un poux il la répudie et déclenche une série de catastrophes. Les deux héritières chassent Lear dans la lande, au milieu d’une tempête, retrouvant son état originel de créature. Humilié, rongé par la peur, il sombre dans la folie. Suicides, empoisonnements, meurtres, énucléation, l’humanité s’entredévore.
Mathieu Coblentz concentre la pièce autour des relations toxiques pères-enfants dans une scénographie de cabaret autour d’une passerelle en hauteur traversée par un castelet lumineux avec musique et numéros de cirque. Lumières changeantes, pénombre prégnante, les effets d’apparition-disparition nous saisissent ; la lande brumeuse en avant-scène est le lieu de la divagation et des métamorphoses, proche de nous comme au théâtre du Globe où se produisait Shakespeare. Le visuel soigné avec des costumes superbes mélange la fragilité de la soie aux textures solides et protectrices du cuir, de la peau, de la fourrure et de la grosse laine, évoquant les contrées celtiques dans lesquelles Shakespeare situe sa trame. Kilt et épée se marient au look baroque des rock star.
Le texte de Shakespeare perd en grandeur symbolique ce qu’il gagne en naturel flamboyant, malgré certaines maladresses de traduction (« Et vous, salopes contre nature ! Je vais vous préparer une vengeance…Une putain de vengeance »), avec de multiples rebondissements, comme une série où le cocasse côtoie le tragique. Sur une palette de langage, qui va de l’extrême gravite au lyrisme, en passant par le second degré ironique et la grossièreté, les comédiens glissent d’un registre à l’autre, virevoltent avec une aisance déconcertante. Au milieu de cette empoignade de mots, cris et chuchotements des filles, humour noir du fou professionnel, divagation d’un faux fou qui simule la démence, Lear surnage et va se métamorphoser, il débloque, comme un enfant dément et utopique pour finalement parler d’or, décillé, juste avant de mourir. Malicieux, égocentrique, ordurier il émerge de la lande tel un Diogène déplumé, nu comme un ver et couvert de fleurs (excellent Florian Westerhoff) tandis que chacun est renvoyé à ses démons. Quand les hiérarchies organisant nos sociétés se délitent, quand le pouvoir se négocie comme un vulgaire deal, un gouffre se creuse, dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. Pièce sans dieu, le roi Lear est la plus désespérée du maitre élisabéthain, la plus moderne aussi. La folie, réelle ou simulée devient l’unique refuge face à la violence. « L’on pleure dès notre naissance d’atterrir dans le grand théâtre des fous »dit Lear. Mathieu Coblentz fait de cette fable philosophique un vrai divertissement désespéré et comique (les apparitions de Lear sont savoureuses), les enfants présents dans le public rient beaucoup avant le dénouement si beau et si simple : « Au fardeau de ces tristes jours, nous devons faire allégeance […] les plus vieux ont le plus souffert. Nous, les cadets, jamais n’en verrons tant, ni ne vivrons tant d’années ». Une adaptation profondément juste, maîtrisée dans la forme, modeste dans sa scénographie sans effets spéciaux, qui va à l’essentiel, bref un Shakespeare pour tous !

Le Roi Lear de Shakespeare, traduction d’Emmanuel Suarez
Mise en scène, adaptation et scénographie : Mathieu Coblentz
création lumière : Vincent Lefèvre
Création des costumes : Patrick Cavalié, assisté de Sandra Billon
jeu et musique : Jo Zeugma, Florent Chapellière, Maud Gentien, Julien Large, Laure Pagès, Camille Voitellier, Florian Westerhoff
Photo © Fabrice Robin
Jusqu’au 15 novembre 2025 à 20h, le dimanche à 16h
Durée : 2h 10
Théâtre du Soleil
2 rte du Champ de manœuvre
75012 Paris
Réservation : 01 43 74 88 50
Tournée :
29 novembre 2025, Centre culturel Athéna, Auray (56)
2 décembre 2025, L‘Archipel – Pôle d’action culturelle Fouesnant-les-Glénan (29)
4 et 5 décembre 2025, Théâtre du Pays de Morlaix (29)
22 janvier 2026, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge (91)
29 janvier 2026, espace Michel-Simon, Noisy-le-Grand (93)
2 et 3 février 2026, Théâtre du Champ au Roy, Guingamp (22)
5 février 2026, Quai 9, Lanester (56)
10 février 2026, Centre culturel Fougères Agglomération (35)
12 février 2026, Théâtre de l’Arche, Tréguier (22)
12 et 13 mars 2026, Théâtres de Saint-Malo (35)
5, 6, et 7 mai 2026, le Quartz-Scène nationale, Brest (29)

