Cette Walkyrie 2.0 est un pur bijou vocal. La distribution dans son intégralité vaut le déplacement, y compris pour les moins wagnériens des mélomanes. La direction musicale conviendra peut-être mieux à ces derniers qu’aux fidèles puristes du maître de Bayreuth et si la mise en scène peut interroger dans certains de ses aspects, elle offre des espaces de réflexion et de miroirs avec l’histoire contemporaine.
Commençons par ce qui ne fait pas débat, le plateau vocal, qui est d’un niveau et d’une adéquation à l’œuvre exceptionnels, en dépit de choix qui ne relevaient pas de l’évidence. Dans l’ordre d’apparition, Stanislas de Barbeyrac offre un pur enchantement d’écoute dans le rôle de Siegmund. Il est saisissant dès la première phrase de la première scène de l’Acte I, et prodigieux jusqu’à sa mort, en passant par les toujours attendus « Wälse, Wälse », longuement tenus, mais loin de l’idée de battre le record (sans intérêt d’Andreas Schager), avec sensibilité, sans esbrouffe. Sa diction et son phrasé feraient aimer la langue allemande aux plus germanophobes ou rétifs à la langue allemande, son timbre sait se rendre doux ou enflammé, et il embrasse son personnage avec candeur et émotion, une convaincante personnification du Wanderer. Elza van den Heever est toute aussi admirable dans le rôle de Sieglinde montrant une technique vocale parfaite, et interagissant avec son jumeau-amant d’une manière si évidente, que l’on est suspendu à leurs lèvres durant tous leurs duos. Pour compléter le trio du premier Acte, pour ne pas dire le triangle amoureux, Hunding trouve en Günther Groissböck la noirceur et dureté d’un masculinisme intemporel, dans la gestuelle comme dans la profondeur de sa tessiture de basse.
Dans le deuxième Acte, la mezzo-soprano Eve-Maud Hubeaux campe une Fricka bien (trop) froide, presque métallique au début, la raideur de sa perruque et de son costume semblant la robotiser plus que la déifier. Wotan, son époux dont elle démasque les mensonges et les infidélités, pris à « son propre piège », et réduit à trahir cette fois ses jumeaux face à l’ire de sa déesse (du mariage) devant la relation incestueuse et conduit à instrumentaliser sa fille préférée, était chanté, les trois premiers soirs, par le baryton Christopher Maltman qui remplaçait Iain Paterson souffrant. Sa présence scénique impressionnante n’a d’égal que l’étendue de sa palette vocale, autant de qualités que l’on retrouve chez Tamara Wilson, d’une autre génération et qui forme avec le ténor un nouveau duo parfait dans cette Walkyrie. La soprane américaine est une Brünnhilde d’abord juvénile et intrépide dans sa robe démesurée de satin bleu électrique, chevauchant sans ridicule son cheval de bois, ce qui n’était pourtant pas un cadeau scénographique. Et elle donne progressivement l’épaisseur dramatique qui sied à son rôle, celui d’une enfant forcée à grandir trop vite, luttant comme elle le peut face à la parole patriarcale destructrice et que la direction d’acteur suggère incestueuse…
Cette lecture de ce passage du second opus de la Tétralogie s’ajoute à d’autres libertés prises par le metteur en scène dans cette revisitation d’un opéra mythique qui fête cette année ses 155 ans. Le mythe était visiblement déjà écorné dans cette nouvelle production de l’Opéra de Paris depuis L’or du Rhin donné en janvier dernier et qui avait été assez unanimement éreinté par la critique. Nous n’y étions pas et arrivions vierges devant la mise en scène de Calixto Bieito. On peut comprendre qu’elle ne soit pas du goût de tous et soulève quelques interrogations. On peut citer le non endormissement de Hunding pendant les ébats de son épouse et son ennemi à l’Acte I, la confusion des personnages (Wotan et Hunding) et des armes (lance ou épée) dans le coup porté à Siegmund à l’Acte II ou encore les adieux de la fin de l’Acte III entre Wotan et Brünnhilde où cette dernière semble prendre sa revanche sur ce père pervers en le rouant de coup plutôt que d’accepter un baiser.
Sur le plan scénographique, une immense structure métallique occupant tout le plateau au sol et s’élevant sur trois étages, quasiment jusqu’aux cintres, sert d’écran géant, et de support à plusieurs espaces de jeu et de chant au fil des actes. Un appartement culmine au troisième étage à cour dans le premier acte, laissant apparaître des fenêtres aux rideaux délabrés, un arbre en pot fatigué qui semble le seul témoin de temps où la nature avait encore des droits. La tenue dans laquelle arrive, épuisé, Siegmund vient confirmer l’état des lieux. Un monde délabré, en guerre, où les fusils sont aussi vite dégainés que les masques à gaz et capelines cirées de protection. Le monde animal n’est pas mieux loti. Un bouc est suspendu à un crochet puis partiellement dépecé, les loups hurlent tous crocs dehors dans une battue qui se déroule à grand renfort de caméras infrarouges, les chiens sont réduits à un E-doggy, (chien-robot) aux yeux verts perçants dotés d’une caméra fixant le public et balayant l’orchestre dont les occupants ressemblent à des humanoïdes. Plus tard, les sœurs (excellentes elles aussi vocalement) de la Walkyrie sont dotées des mêmes attributs oculaires que leur maître, Wotan, débranche à son gré, après avoir passé sa rage sur les câbles rouges et noirs de son antre, le Walhalla, devenu une sorte de data center ! L’opéra en trois actes créé le 26 juin 1870 au Konigliches Hof-und Nationaltheater de Munich a pris un sacré coup… de jeune ?
Quant à la direction musicale de Pablo Heras-Casado, elle ne convaincra peut-être pas les plus wagnériens des spectateurs, car parfois pas aussi dramatique et rugissante qu’on pourrait l’attendre de manière générale dans l’esprit du compositeur, mais elle séduit pour l’essentiel sur toute la durée de cet opéra dirigé par le passé par des baguettes plus rapides, même si elles ne furent elles aussi pas exemptes de critiques, voire de scandale (avec le fameux duo Boulez-Chéreau) !
On attend avec impatience janvier pour poursuivre la Tétralogie avec Siegfried et voir quelle destinée le metteur en scène espagnol réserve à cette Apocalypse (Now…) du désespoir…

La Walkyrie de Richard Wagner
Direction musicale : Pablo Heras-Casado
Mise en scène : Calixto Bieito
Décors : Rebecca Ringst
Costumes : Ingo Krügler
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : Sarah Derendinger
Dramaturgie : Bettina Auer
Avec : Stanislas de Barbeyrac, Christopher Maltman, Tamara Wilson, Elza van den Heever, Eve-Maud Hubeaux, Günther Groissböck, Louise Foor, Laura Wilde, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Katharina Magiera, Jessica Faselt, Ida Aldrian, Marvic Monreal, Marie-Luise Dressen
Et l’Orchestre de l’Opéra National de Paris
Photo : © Herwig Prammer / OnP
Jusqu’au 30 novembre 2025 à 18h30
Diffusion sur France musique le 23 janvier 2026
Durée : 5h (avec 2 entractes)
En allemand (surtitré anglas et français)
Opéra national de Paris / Bastille
Place de la Bastille
75012 Paris
Réservation : www.operadeparis.fr

