Qui ne connait pas Kitty, cette mascotte japonaise commercialisée à outrance, petite chatte blanche au nœud rose, si kawaii* ? Et pourtant dans cette nouvelle création de Satoko Ichihara, noire, grinçante et cynique, cette icône du soft power japonais n’illustre ici rien de moins à rebours de son image que la brutalité de la société japonaise, la violence du patriarcat, du capitalisme outrancier qui oblige à la surconsommation, façonnent les comportement et les désirs, où de la prostitution à la pornographie le corps des femmes est mis sur le marché. C’est un conte hallucinant qui dénonce ces injonctions sociétales où encore une fois la metteuse en scène fait montre de son talent hautement subversif, un art consommé du décalage détonnant qui explose les formes classiques de la dramaturgie au service d’une fable qui n’épargne rien de la violence abrupte du propos. C’est trash et violent mais d’une finesse acérée derrière la satire, le grotesque apparent et volontaire, le traitement des personnages comme évidés de toute émotions, qui vous met tout ça à bonne distance avec un humour punk assumé et qui fait mouche. Un art de la métonymie audacieuse, de l’analogie brute entre le traitement réservé aux animaux, de l’abattage à la consommation, et l’objectivation des femmes, leur position dans la société japonaise. Le rouge des néons qui inonde le plateau associe ainsi l’étal des boucher au cabine des travailleuses du sexe. C’est par ailleurs la première chose qui frappe sur le plateau, une pièce de viande sur une table de cuisine, qu’une phrase lapidaire résume « Papa achète la chair des femmes », cette même table sur laquelle un viol conjugal aura bientôt lieu. Comme le meurtre du père, plus loin, vengeance par une femme-viande, corps de barbaque rouge, cruelle ironie, au masque de nô, le Zô-Onna. Personnage d’importance qui inscrit ce récit dans une dimension fantastique que la fin originale et franchement inattendue parachève, un space-opera où l’utopie d’un univers végan et asexué ne tient pas longtemps… Satoko Ichihara ne cesse de filer au long de cette création la métaphore où sexualité et viande, pour ne pas dire boucherie, sont toujours liées, le cru à prendre dans son sens le plus large.
Kitty, pur produit commercial, n’est qu’un objet vide sur lequel peut se projeter nos émotions, nos fantasmes. Les quatre comédiennes affublées de masques de chats volontairement grossiers par rapport à l’original, aux mouvements toujours désarticulés sont ainsi dans ce même état de vide sidérant. Leur voix, retravaillée par l’I.A, n’est qu’une voix off se superposant. Procédé que Satoko Ichihara avait déjà expérimenté dans son œuvre précédente, Yoroboshi : The Weakling, usant du procédé marionnettique du Bunraku. De ce chat en peluche elle fait là aussi un objet transgressif et obscène dans le sens le plus strict, celui de la monstration de ce qui est ordinairement caché, l’expression de l’objet d’un interdit social. Et cet état singulier de présence/absence exempt les personnages de leurs actes les plus insanes et dispense de tout jugement. C’est par ailleurs une des grande force de cette création satirique de ne jamais porter un jugement moral mais simplement d’observer avec lucidité la déréliction d’une société où il « impossible d’échapper à la pornographie » comme il est répété, exprimé par le personnage principal. Ce à quoi nous assistons quelque peu interloqué par cette dramaturgie inédite et inventive c’est le parcours d’une adolescente, témoin de l’emprise de son père sur sa mère – femme passive et végétarienne – bientôt devenue figurante dans l’industrie du porno, puis prostituée pour entretenir une illusion amoureuse en fréquentant les host-clubs, bar à hôtes dans lesquels les hommes divertissent les femmes qui se ruinent à les entretenir. Et notre héroïne assujettie aux injonctions patriarcales traverse tout ça avec une étrange innocence jamais feinte qui tient, si on ose le dire, de la résilience. Cela peut dérouter mais il n’y a jamais rien de réaliste dans cette création aux images volontairement mignardes où le sucré à un goût d’amertume, de sperme et de sang. A l’image des costumes extravagants, particulièrement ceux des hommes, réduits à leurs attributs sexuels hypertrophiés et dont ils usent sans modération et de façon mécanique. Les scènes de sexe comme de meurtres tiennent de la bouffonnerie et désamorcent la trivialité des situations pourtant tragique. Satoko Ichihara signe encore une fois une création radicale qui peut paraître malaisante, comme le fut Yorobushi : The Weakling, mais dont la force indéniable tient autant à son sujet, les tabous et contradictions sexuelles de la société japonaise, qu’à son expression scénique unique, où l’esthétique kawaii qui pourrait le définir aussi décalé et détournée soit-elle, est ici d’une ironie féroce.
*mignon

KITTY, texte et mise en scène de Satoko Ichihara
Avec Seira Nakanishi, Kiki Hanaka, Erika Hiruta, Moe Matsuki ( Yuka Hanamoto + Moe Matsuki)
Musique : Masamitsu Araki
Costumes : Shie Minamino (Osushi)
Scénographie : Tomomi Nakamura
Lumière : Rie Uomori (Kehaiworks), Hitomi Kiuchi
Son : Takeshi Inarimori
Vidéo : Kotaro Konishi
Régie scène : Aiko Harima
Coordination technique : Yuhi Kobayashi
Régie : Sarara Takagi, Toko Murata
Surtitrage anglais : Aya Ogawa
Surtitrage français : Babel Subtiling, Aya Sejima
Photo © Pierre Grosbois
Du 6 au 8 novembre 2025
Durée 1h50
Maison de la culture du Japon à Paris
101 bis quai Jacques Chirac
75015 Paris
Réservation : 01 44 37 95 00

