Gargantua n’est évidemment pas une pièce de théâtre, mais ce texte fleuve se prête si bien à la dramaturgie qu’il a inspiré plusieurs metteurs en scène dont en dernier lieu Hervé Van der Meulen. Ce n’est pas la première fois qu’il s’intéresse à Rabelais, ni même à Gargantua puisqu’il y a plus de quatre ans, au Théâtre 13, nous avions déjà loué son approche des textes de Jean-Louis Barrault consacrés à l’écrivain que nous avions qualifié de « banquet », de « fête célébrant le spectacle vivant, d’ode à la joie, à la comédie, à la danse, à la musique, au théâtre ». Hervé van der Meulen reprend dans son Gargantua de beaux morceaux choisis de son Rabelais à commencer par les parallèles avec l’époque contemporaine : Est-ce « son époque ou bien la nôtre » ? il y a en effet matière à s’interroger sur ce monde où ici finit une guerre et là une autre commence, où « la police est partout » et pourtant « l’ordre et le désordre » constituent deux « calamités » (rapprochement hardi à Nice), ce qui génère « angoisse, déception et ennui ». 

Mais pourtant, aux côtés d’autres humanistes de son temps, Rabelais propose de combattre la mélancolie et le défaitisme par la joie, le plaisir qui ont pour verbes « dormir, boire et manger » dans tous les ordres possibles, et pour substantifs, saucisses de bigorre, langue de bœuf séchée, cabirotades, ou autres fouaces, la liste ne pouvant par définition être exhaustive, car Rabelais aime répéter jusqu’à plus soif et est incontestablement le champion de l’énumération, qui est une figure de style bien connue de l’amplification. 

L’étonnant mélange de langues populaires et de langues savantes, de mots oubliés et de néologismes (dont certains sont restés dans la langue française), de chansons paillardes et d’accents des différents terroirs propres à la langue rabelaisienne fait savourer la truculence des mots et des chansons paillardes. La rhétorique de Rabelais est jouissive. Son goût pour l’anaphore, la polyptote, les calembours et autres figures de style est celle d’un entre deux mondes (Moyen-Âge et Renaissance) qui souhaite le changement et l’exagération. Ce n’est d’ailleurs par étonnant que Barrault ait fait jouer son Rabelais en 1968…

Et pour le lecteur, l’exubérance de la langue n’a d’égal que l’opulence fantasmée de toute ripaille où les litres de vin disputent au nombre de bœufs, faisans et autres sangliers rôtis, braisés ou fumés. L’abondance des mets est l’analogie de la profusion des vocables. Tout est abondant et riche comme dans une fête païenne. C’est dès lors un amusant clin d’œil que Muriel Mayette-Holtz envoie à ses spectateurs en proposant cette création dans la salle des Franciscains (ancien couvent du XIIIème siècle qui fut utilisé depuis la Révolution comme écurie, boîte de nuit et cinéma) du Théâtre national de Nice en cette période de l’Avent ! 

Les huit comédiens tout grimés de noir, et se changeant à vue côté jardin, s’en donnent à cœur joie. Outre quatre membres de la troupe du TNN (dont le metteur en scène jouant Grangousier le père du héros) et un ancien (Etienne Bianco) du spectacle Rabelais, trois excellents apprentis-comédiens de l’Ensemble 32 de l’ERACM (la créative Amélie Kierszenbaum, le virevoltant Armand Pitot et la gracieuse Lîla Sanchez) contribuent par leurs jeunesses talentueuses à l’énergie et la joie diffusées dans cette adaptation de Gargantua. La dramaturgie intelligente rejoint une scénographie simple mais qui exploite tous les espaces du théâtre, et la richesse esthétique de cette belle salle voutée dont les pierres sont chaleureusement mises en valeur par Stéphane Deschamps. Ce sont en réalité quatre zones de jeu qui sont investies par les comédiens bondissants. Le plateau est découpé en trois espaces : le tréteau où sont le plus souvent réunis les comédiens dans leur intégralité, l’espace antérieur où trône une batterie qui rythme certaines chorégraphies bouffonnes et l’avant-scène comme un couloir de circulation et d’accouchement (Gargamelle, fille du roi des Parpaillons, jouée par Élise Clary, enfante Gargantua joué par Laurent Prévot, désopilant quand il trotte à quatre pattes en bavoir ou plus âgé à cheval sur son escabeau roulant) ! Et côté public, les escaliers et petites plateformes sont utilisées pour des interpellations elles aussi caractéristiques de la langue de Rabelais, abolissant sans vergogne le quatrième mur.

La qualité de jeu de cette distribution doit être soulignée car le texte plein de chausse-trappes demande un lâcher-prise maîtrisé, une générosité sans limite et des qualités vocales honorables car le chant ponctue ce Gargantua accompagné à la batterie, trompette, accordéon, guitare électrique et même orgue de Barbarie local (il est estampillé comme étant de Saint-Etienne du Tinée). La truculence des personnages emprunte parfois même aux codes de la commedia del arte, en particulier dans la scène des vieillards grincheux et masqués venant réclamer à Gargantua les cloches de Notre-Dame. Si les pets, la pisse, les culs et couilles ponctuent le récit, le trivial ne tombe jamais vulgaire dans ce Gargantua niçois qui emporte le public dans les comiques de situation et une hilarité contagieuse immanquablement provoquée par cette langue unique, qui ne laisse aucun répit dans le montage savamment découpé dans cette production

Hervé Van der Meulen et son équipée prouvent ainsi que ce roman de 1534 dont le grand public n’a conservé le plus souvent que la figure ou l’image d’un géant vorace, a bien plus à offrir : une invitation au partage, à l’égalité (y compris entre les hommes et les femmes) et à la liberté, à l’éducation au gout et au plaisir (y compris dans celui de la savoureuse comparaison des meilleurs « torche culs »), à la communauté, autant de valeurs qui méritaient d’être rappelées… Fais donc « ce que tu voudras » ô plaisant et gaillard spectateur de Gargantua !

Gargantua d’après Rabelais

Mise en scène : Hervé Van der Meulen

Musique : Marc-Olivier Dupin  

Costumes : Isabelle Pasquier

Lumières : Stéphane Deschamps

Photo : © Sophie Boulet

Avec :  Étienne Bianco, Élise Clary, Amélie Kierszenbaum, Armand Pitot, Laurent Prévot, Lîla Sanchez, Hervé Van der Meulen, Carla Ventre

Jusqu’au 20 décembre 2025 

Durée : 1h30 (sans entracte)

Théâtre National de Nice (Salle des Franciscains)

6 Place Saint-François

06300 Nice 

Réservation : www.tnn.fr