Pareille à une hache tranchant la nuit dans le jour, la vision émerge amputée. Une coupe nette dans la masse du temps. Une séquence tronquée, donnant à imaginer avec la force du voir ce que l’on n’a pourtant pas vu : ce mouvement immédiatement précédant ce que l’on a vu. Un homme en train de déposer une caisse à outils au sol. C’est ce train de la vie que Bruno Meyssat exhibe par un savant travail de montage. Son cut est celui du tailleur de pierre faisant affleurer les veines invisibles qui parcourent le monde et le structurent. Ou celui du cinéma de Bresson dont le sens se déploie justement dans les jonctions entre les plans. L’homme à la caisse à outils quittera son costume sombre, étendra un tapis de sol en plastique puis s’allongera entièrement nu, comme s’il était à la plage ou sur l’ultime rivage. L’instant se confond avec l’éternité. La perspective horizontale convoque celle du Christ mort peint par Mantegna. L’art est sous-tendu d’abdominaux.
Cette autre chose n’a pas le temps de s’appesantir, et suit justement le cours des choses. Les acteurs opèrent tels des pêcheurs capturant dans le fleuve d’Héraclite, qui une tondeuse, qui une tronçonneuse, qui une bassine, qui une effigie d’Homer Simpson… le récit et la narration, oiseaux de mauvais augure, planent dans le ciel de ce théâtre comme des dieux déchus. Deus exit. Le texte, les mots, retournent à la poussière que soulève le geste. Cette autre chose comme l’essentiel de la production des Théâtres du shaman s’abstrait du langage pour évoluer dans la matérialité des objets. La démonétisation des mots fait pendant aux enchères qu’animent les actes des uns et des autres aux prises avec les choses. La dramaturgie est celle de leur agencement nouveau, des emboitements inédits de la matière comme du sens : Cette autre chose vise à la congruence de l’incongruité ! Si ces trouvailles inventives, résultats d’une précieuse recherche de plateau, surprennent et font sourire, c’est simplement que nous sommes pris la main dans le sac. Une femme tient à bout de bras devant son visage un rasoir électrique avec le geste du selfie. La trame de notre époque et de nos travers se détache comme si tout ce que nous avions accumulé, tous nos progrès agrégés, se retrouvaient en salle des ventes. Ce monde-là a échoué et est échu…
Bruno Meyssat et son équipe artistique fabriquent des strates parallèles reliées entre elles par la conscience du spectateur : une réalité littéralement objectivée, mais qui n’empêche d’autres mouvements sur d’autres plans fantomatiques, ceux des mots et des idées qui nous visitent. Un monde d’expressions et d’associations mentales, libres connections en tout genre, gravite et magnétise l’ici-bas du plateau. Les acteurs de Cette autre chose sont des hommes de paille, des hommes liges vassalisés à un ordre supérieur (ou inférieur) qui nous échappe mais nous fascine. N’est-ce d’ailleurs pas le propre de tout acte, lorsqu’il est pur, de tout absorber en lui tel un irrévocable franchissement de seuil ?

Il n’en demeure pas moins que dans ce théâtre qui serait un peu comme notre dernière demeure, accumulant ces biens matériels, les faisant circuler en secondes mains, celles des acteurs, véritables receleurs d’un ailleurs, une liturgie d’un nouveau genre s’intronise. Les actes pour gratuits qu’ils soient à nos yeux exhibent leur foi dans l’agir. Le présent du plateau se transmute en futur antérieur comme un ironique et crépusculaire pied de nez à l’avenir. Le théâtre agit comme une prise d’empreinte des vivants et des morts. A la manière d’un herbier sauvage, le théâtre sauve ce qui résiste et échappe à nos exploitations en tout genre, à ces tondeuses qui nous coupent l’herbe sous le pied. Cette autre chose l’affirme avec les mots d’Emily Dickinson :
Pour faire une prairie il faut un trèfle et une seule abeille,
Un seul trèfle, et une abeille,
Et la rêverie.
La rêverie seule fera l’affaire,
Si on manque d’abeilles.

Cette autre chose, réalisation de Bruno Meyssat
Avec : Gaël Baron, Philippe Cousin, Elisabeth Doll, Paul Gaillard, Stanislas Nordey
Assistanat à la mise en scène : Eliott Bernard de Courville et Julie Moreau
Régie générale : Franck Besson
Espace et objets : Bruno Meyssat et Pierre-Yves Boutrand
Lumière : Franck Besson
Son Etienne : Martinez et Bruno Meyssat
Collaboration artistique : Patrick Portella
Administration : Audrey Bornand
Photos de l’article : Jean-Pierre Estournet
Durée : 1h45 minutes
Du 11 au 14 décembre 2025
MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis
9, boulevard Lénine
93000 Bobigny
Tél : 01 41 60 72 72

