Entre 1986 et 1989 l’émission Lune de fiel est diffusée sur Fréquence Gaie. Animée par David Girard et Zaza Diors, l’antenne est donnée sans aucune censure aux auditeurs, homosexuels comme hétérosexuels, lesquels sans tabou parlent de leur sexualité, témoignent de leur expérience, fortement encouragés par ces deux animateurs. L’improvisation plus ou moins maîtrisée est le moteur de cette émission, son identité, qui n’évite nullement et volontairement la provocation, la vulgarité, le n’importe quoi, le foutraque. Le sexe et le rire sont considérés ici comme armes de subversion. David Girard meurt du SIDA à 31 ans, deux ans après l’arrêt de ce programme. A partir des archives sonores fragmentaires de Lune de Fiel, peu de matériel à vrai dire, Julien Lewkowickz crée une fiction qui se veut le témoignage d’une époque où la parole homosexuelle pour l’égalité des droits se libère et se fait entendre ouvertement et que frappe dans le même temps la pandémie du V.I.H.
Nous voici donc invité dans le studio où Dani et Yaya, doubles fictionnels, officient en compagnie de Pascale, Fanfan et leur régisseur, entre deux tubes du début des années 80, écoutent la parole débridée et crue de leurs auditeurs qu’ils relancent et poussent dans leurs retranchements les plus intimes. C’est la toute dernière émission et règne comme d’habitude un foutu bordel ou les saillies verbales et salaces sont entrecoupées de pets et de rots. Seulement derrière ce chaos et cette parole trash exprimant une liberté d’être, de vivre une sexualité qu’on imagine être décomplexée, se profile une autre réalité, tragique celle-là, qui fauche une génération et à laquelle Dani n’échappe pas. La mort imminente de celui-ci, que nul n’ignore dans le studio, provoque en chacun une réflexion plus grave. Sur les liens qu’ils entretiennent autour de ce micro et qui se déferont après l’arrêt du programme, leur aveuglement devant cette pandémie, leur absence d’engagement aussi qui les met face à leur contradiction. La mort de Dani est une déflagration, une prise de conscience brutale sur une réalité politique et sociale d’une époque ambivalente où la condamnation unanime d’une communauté désormais stigmatisée par cette pandémie entraîne de la part de celle-ci un sursaut et un combat pour leurs droits jusqu’ alors obstinément refusés. Le SIDA siffle la fin de la récréation, de l’insouciance, cette libération qui s’amorçait à l‘aube des années 80 et met à nu les dysfonctionnement d’une société dont les politiques renâclaient encore à ouvrir aux homosexuels les mêmes droits qu’aux hétérosexuels. Les années 80 n’avait bientôt de rose pour la communauté homosexuelle que le triangle d’Act-Up. Chaque monologue en incise, pure fiction, dont le ton tranche radicalement avec celui libertaire de l’émission, n’exprime rien d’autre que ce désarroi et cette impuissance que la mort de Dani, puis celle longtemps après de Yaya, révèle.
Il est à la fois étonnant et émouvant de voir une jeune génération consciente des acquis obtenus de haute-lutte par leurs aînés faire ainsi acte de mémoire. Faire entrer en résonnance ce passé tumultueux et violent, car violence il y avait, avec leur présent mis en difficulté par un retour de l’autoritarisme prêt de remettre en question les droits acquis et dont ils sont les héritiers et bénéficiaires. Il importe peu ici que la mise en scène soit somme toute classique, irréprochable cependant qui mêle archives sonores fragmentaires et fiction, seule la parole et le témoignage compte davantage ici. Et l’engagement sincère de ces jeunes comédiens à défendre ce projet mémoriel d’une époque qui interroge cependant à l’aune des combats d’hier leur propre présent comme leur avenir, signe évident d’une inquiétude devant un monde en mutation.
Mais on peut juste regretter, et ce n ‘est pas un bémol, que la personnalité de Dani ne soit pas plus approfondi et s’arrête au trublion partisan d’une libre parole. David Girard, puisqu’il s’agit de lui, fut légitimement controversé par les associations gays pour son irresponsabilité et ses propos polémiques dans la lutte contre le V.I.H. David Girard propriétaire de saunas et de boites de nuit refusait, entre-autre, d’installer des distributeurs de capotes dans ses établissements commerciaux et d’aider les associations de lutte contre le SIDA. « Le SIDA est un fantasme de la droite reaganienne pour stopper le mouvement homosexuel » écrivait-il. Et cela n’apparait pas ici, pas même dans les témoignages posthumes même si fictifs de ces comparses, qui fausse quelque peu cette volonté de Julien Lewkowickz de témoigner d’une époque qui aussi tragique fût-elle comportait des zones d’ombres chez ceux-là même, du moins certains, qui en furent les victimes et dont dans une volonté louable cependant de témoigner d’une époque qui fut pourtant polémique, il met de côté.

Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid, une création de Julien Lewkowickz
Avec : Laure Blatter, Sarah Calcine, Valentin Clabault, Guillaume Costanza, Julien Lewkowicz
Création lumière : Jérôme Baudouin
Création son : Vincent Clabault
photo : © Marie Charbonnier
Vu le lundi 15 décembre au 104 dans le cadre du Festival Impatience
Création au Théâtre Paris-Villette, 211 av. Jean-Jaurès Paris 19èm, du 19 mars au 15 avril 2026
Mardi, mercredi, jeudi, samedi à 20h, vendredi à 19h, dimanche à 15h30

