Des lignes blanches et parallèles strient le sol noir en suivant une diagonale. Depuis les gradins la perspective ainsi balisée s’étire en ligne de fuite. L’espace, comme l’énigmatique titre de la nouvelle pièce de Calixto Neto, trament leur marronage, cette évasion hors de la propriété du maître esclavagiste. Le marron est celui qui s’affranchit par ses propres moyens, par ses propres ruses. Aucune littéralité anecdotique ou didactique ici, mais un principe rebelle qui s’articule dans l’espace spectaculaire comme dans la pensée. Non pas une représentation mais une suite d’actions performatives dans un imaginaire contemporain. Bruits Marrons est une pièce en forme d’échappement, une œuvre qui ne répondrait pas à ce que l’on attend d’elle, déroutante, nous glissant entre les doigts, nous tournant le dos, d’une liberté radicale. La signature d’un acte d’indépendance, cha-cha ! Car, comme nous le rappelle l’un des interprètes, le marronage conjugue l’inquiétude à l’invention, la peur qui fait détaler à l’isolement, condition de toute création. Politique du repli pour un redéploiement hors de toute atteinte. Pour ce projet, le chorégraphe convie cinq performeu.r.se.s sur les traces de Julius Eastman, musicien et compositeur afro-américain qui s’inscrivit dans le courant minimaliste tout en affirmant son identité queer. Décédé à 50 ans, il fut longtemps oublié avant une tardive reconnaissance posthume. Si Bruits Marrons est une poursuite, alors Julius Eastman n’en est que la ligne de mire, sauf ce piano à queue d’emblée trônant à cour, jusqu’à ce que l’un des performeurs dans la toute dernière partie ne s’en empare pour jouer la tonitruante partition d’Evil Nigger.

D’abord ils feront salon, grappe humaine accolée avec une nonchalante distinction au piano noir. Immobiles et pleins de cette densité que pouvait requérir un temps de pose photographique pour un portrait de famille. Ils forment une famille, indéniablement, pareille à un refuge. Les récits s’écoulent à la première personne. Une musique se partage depuis un téléphone, et les corps se mettent à chalouper délicatement, comme si la photo prenait vie, les mots se font rêves, les yeux se ferment. Le réel est fait de toutes ces couches, Calixto Neto les compose, les superpose et les juxtapose, camouflage et tunnel à la fois. Poétique et politique. Et depuis cette scène au plafond bas, ambiance de club de jazz, mais au son d’une musique pop, c’est une transhumance qui se prépare puis se met en branle comme une danse improvisée, en essaim, une procession d’un nouveau genre, trans genre, progressant par une perpétuelle recomposition.

Bruits Marrons effectue une traversée des corps et des âmes jusqu’au continent noir, rugissant et rutilant, fracassant et lyrique, que constitue l’œuvre pour piano Evil Nigger. La mélancolie de l’abordage y est syncopée. Pour atteindre cette terre promise, les corps formeront une chaîne humaine : passage de guet dans la jungle des apparences. Le silence s’émaille de cris de singe, d’aboiements, de chuintements, de bruits animaliers : la cohorte se fait animale dans sa fuite. A l’instar de l’héroïne du magnifique livre de Jesmyn Ward, Nous serons tempêtes, les performeu.r.se.s embrassent en quelque sorte le corps de la nature, fusionnent avec une faune imaginaire avant d’être rattrapés par des forces contraires. Evil Nigger est une mer démontée, le piano y est harmonique et percussif tout à la fois, et les danseurs projetés au sol comme sur le pont d’un navire. Dans cette lutte pour l’émancipation, quelque chose de notre monde se partage encore ici.

Bruits Marrons, chorégraphie de Calixto Neto

Performance : Shereya, Andrège Bidiamambu, Stanley Olivier, Isabela Fernandes Santana et Ndoho Ange

Direction musicale et performance : Omar Gabriel Delnevo

Assistance à la chorégraphie : Carolina Campos

Décors : Morgana Machado Marques

Costumes : Suelem Oliveira

Lumières : Eduardo Abdala

Direction Technique : Marie Predour

Régie son : Marie Mouslouhouddine

Production : Julie Le Gall

Photos : @ Jean David Lemarié

Durée : 1h

Du 19 au 21 novembre 2025 à 21h

MC93

9 boulevard Lénine

93000 Bobigny

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