Pour qui découvre le travail de Suzanne Kennedy, le moins que l’on puisse dire est qu’il s’impose avec force et radicalité. D’autres propositions théâtrales immersives et/ou interactives (Rimini Protokoll, Christiane Jatahy, et bien d’autres encore) avaient déjà d’une certaine façon rebattu les cartes et fixé les règles du jeu de ce hors-jeu. Le quatrième mur s’était depuis belle lurette fait la malle. Ce qui a lieu ici est pourtant d’un autre ordre : une tabula rasa, comme si ce qui fondait le théâtre avait été, en apparence, évacué. Franchissement de nouvelles frontières.
Dans une vertigineuse et labyrinthique mise en abyme The Work démultiplie les degrés d’enchâssement : nous assistons à l’installation de la rétrospective de Xenia, artiste plasticienne récemment disparue, qui s’effectue par la mise en scène de souvenirs traumatiques. Dédoublement (subodoré et factice à la fois) de l’artiste Suzanne Kennedy dans cette projection artsy, qui elle-même se diffracte dans d’autres Xenia, recrutées parmi des performeurs installés notamment dans le public. Si le rapport spectaculaire est dans un premier temps sagement cantonné à celui d’une scène en vis-à-vis d’un gradin, déroulant une interview de l’artiste par un journaliste reproduisant les éléments de langage de l’art contemporain, ce rapport se réinvente complètement dans la suite de la performance où nous sommes invités à évoluer sur le plateau transformé en espace muséal (façon Palais de Tokyo). The Work se donne l’allure d’un work in progress. L’exposition emprunte à l’esthétique vintage du diorama mais franchement sous acide. Dans une tente circulaire, sur un lit repose une Xenia mourante, tandis qu’une vieille femme à ses côtés assise tricote et file les mêmes paroles mystérieuses, mêlant allemand et français. « Elle a fait son œuvre. Elle s’entraine à mourir ». Le public s’y déplace comme dans une foire (d’art contemporain).

Raconter ainsi The Work serait prétendre ignorer ce qui nous travaille en profondeur. Troublant au plus haut degré, la pièce s’élabore comme une épreuve des contraires et des paradoxes, questionnant la phénoménologie même de l’art : comment une forme s’affirmant à ce point sous le signe de la déréalisation et de la facticité peut-elle produire une telle secousse de réel, commettre une telle intrusion dans les arcanes de la psyché ? The Work est constitué d’avatars parfaitement génériques, tee-shirt blanc et jean, masque en latex couvrant visage et tête, voix préenregistrées et diffusées depuis des enceintes portées comme des colliers par les performeurs, éliminant comme il est dit toute « spontanéité », et pourtant quelque chose raye les consciences et plus surement l’inconscient de chacun. Le public ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui est pris dans un rapport de sidération, bien plus que dans un manège façon foire du trône, alors même que ce genre de dispositif déambulatoire suscite habituellement de tels débordements. Comme le dit Xenia, nous sommes aux confins du simulacre et du simulé. Si la réalité est laissée intacte, elle n’en a pas moins effectué un bouger.
Dans cet univers peuplé d’avatars, sursaturé d’écrans, recouverts de mille et une étoffes vives et criardes fruits d’impressions numériques, l’archaïque du trauma surgit dans le virtuel le plus extrême. L’inexpressivité des masques de latex est démentie par l’expressivité sans fond des regards qui percent, les voix pré-enregistrées mettent en branle les corps dans l’instant du plateau. Effigies de l’affect. Dans le jeu de rôle, le je implose dans la ronde infernale des scènes traumatiques de l’enfance. Les boucles numériques se repaissent des boucles psychiques. La pixellisation et la numérisation laisse intact le réel indompté. Le geste simulacre de Suzanne Kennedy et Markus Selg se rapproche plus d’un exorcisme que d’une fascination moderniste. Au risque de donner tort à Walter Benjamin et à sa théorie du déclin de l’aura par la reproduction technique des œuvres, ils prouvent que cette aura persiste et signe même à travers le falbala technologique de notre époque.

The Work
Concept : Susanne Kennedy, Markus Selg.
Mise en scène, texte : Susanne Kennedy.
Scénographie Markus Selg.
Création sonore, montage, contribution artistique : Richard Alexander.
Création vidéo : Rodrik Biersteker, Markus Selg.
Création des costumes : Andra Dumitrascu.
Création lumière : Kevin Sock.
Dramaturgie : Johanna Höhmann.
Avec : Suzan Boogaerdt, Adriano Henseler, Toni Maercklin, Montse Majench, Jasper Middendorf, Ibadet Ramadani, Damian Rebgetz, Marie Rosa Tietjen, Bianca van der Schoot, Antonia Wiedemann, Laurie Young.
Voix off : Laurie Young, Damian Rebgetz, Kate Strong, Brigitte Cuvelier, Ibadet Ramadani, Marie Rosa Tietjen, Ann Göbel, Christian Persico, Neela Hetzel de Fonseka.
Photos de l’article : @ Moritz Haase
Durée : 1h30
Du 16 au 21 décembre 2025
Odéon – Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
Paris 17e.
Tél : 01 44 85 40 40

