Une femme, longue robe chinoise bleu électrique, pieds nus, cheveux gris courts, pénètre à jardin. Elle tient en main une perruque, un carré blond platine, qu’elle jette au sol comme la fleur d’un âge perdu. Les pas sont ceux de souvenirs épars, chemin mémoriel dans l’ossature d’un corps. Sa marche glisse d’une bribe de passé à une autre, une cigarette à un moment donné, l’abandon solaire sur une plage à un autre, un cri muet de douleur enfin… Théâtre et danse fusionnent. Densité psychique et netteté du corps concourent à faire exister et l’espace et le temps écoulé. Instants passés égrenés en chapelet, repris en boucle comme un petit chemin de ronde (souveraine Magali Caillet-Gajan). Avec cette entrée en matière, rassemblant en quelques gestes rétrospectifs la totalité de la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint autour de la figure de M.M.M.M. (Marie Madeleine Marguerite de Montalte), Laura Bachman s’affranchit d’emblée d’une charge narrative qui nous ferait faire fausse route. On la comprend, nous-mêmes qui avons lu et adoré ces livres lors de leurs publications. La danse ne peut être illustrative, ne saurait être un faire-valoir, elle doit vivre sa vie quand bien même elle aurait trouvé son inspiration dans un livre. De cette lecture qui nous emballa, nous reste l’extraordinaire scène d’un pur-sang dans un avion-cargo et de sa fuite sur la piste d’atterrissage, mais surtout la singulière séduction de son héroïne à travers l’écriture empreinte d’ironie fine et d’humour pince sans-rire de Jean-Philippe Toussaint. Plus qu’un personnage, Marie, pure création littéraire, concentre « l’essence » même du féminin. Elle est une figure de style absolutisée. L’intuition de la chorégraphe, la démultipliant dès la première séquence par cinq interprètes, se révèle d’une grande justesse. Reprenant et enchainant les mêmes gestes que la première danseuse qui était apparue, toutes portant le carré blond, elles accentuent la fixation des traits d’une image pure, kaléidoscope de cette féminité qui est cinéma. Posture, allure, on retrouve la facticité fascinante des photos de Cindy Sherman. Les avatars de Marie se juxtaposent sur une planche contact telle que mise en lumière par Éric Soyer.
Laura Bachman cite le cliché plus qu’elle ne le subit, c’est un accessoire. Au théâtre cela s’appellerait un masque. La vie et la danse prennent leur aise dans l’écart entre la perruque portée, la robe identiquement seyante et la singularité de chacun.e. Car des cinq Marie, la diversité des âges, des corps, des sexes, vient bousculer l’image trop lisse qui pourrait s’instituer. C’est une poétique de la réverbération qui se déploie : les êtres et les scènes de rupture et de retrouvaille se jouent et s’observent diffractées, dédoublées. Au-delà de la traversée des apparences qu’elle met en exergue, jusqu’à atteindre un sublime et final dénuement, cette projection réverbérée dans l’espace est sans doute le plus bel hommage que la danse pouvait faire à une œuvre qui essaime dans le temps.

Commençons par faire l’amour, chorégraphie de Laura Bachman
Créé avec et interprété par Marion Barbeau, Magali Caillet-Gajan, Raphaëlle Rousseau, Habib Ben Tanfous, Julien Ferranti en alternance avec Solène Ezin et Laura Bachman
Création lumière : Éric Soyer en collaboration avec Jean-Pierre Michel et Malek Chorfi
Compositeur : François Villevieille
Dramaturgie : Éva Martinez
Création costumes : Marine Peyraud en collaboration avec Bleuenn Brosolo
Régie son : Justine Pommereau
Régie lumière : Jean-Pierre Michel ou Malek Chorfi
Regards extérieurs : Manon Santkin, Manele Labidi
Photos de l’article : @ César Vayssié
Durée : 1h10
Du 17 au 21 décembre 2025 à 19h sauf samedi et dimanche à 17h
Grande Halle de la Villette
211 Av. Jean Jaurès
75019 Paris
Tél : +33 (0)1 40 03 75 75
Site internet : https://www.lavillette.com/

