Exultate jubilate ! certes, c’est du Mozart mais quand même, ainsi pourrions-nous résumer Le Magnificat de Bach sur lequel Marie Chouinard signe une chorégraphie joyeuse, ludique, solaire, d’une belle insolence, voire moqueuse. Demi-nus sur le plateau, couverts d’or, ceints d’une auréole, les danseurs exultent. Tels des Bienheureux profanes en extase qui s’abandonnent aux mouvements d’une âme emportée et mystique, le corps tendu comme tiraillés entre la terre et les cieux, anges aux ailes rognées dont les bras s’ouvrent grand pour un accueil ou battent dans l’espoir d’un envol, les danseurs sont traversés par un élan irrépressible, une impulsion folle les dépassant et qui doit tout, comme Dieu, à Bach. Marie Chouinard ne s’oppose pas à la partition qui ordonne ainsi la chorégraphie par imprégnation, assimilation. Ce n’est pas suivre obligatoirement le rythme imposé du Kantor de Leipzig mais, habité par lui, répondre à ce qu’il provoque dans le corps, à ce qui vient ou résiste, à l’émergence de mouvements même infimes que l’on saisit et développe en toute liberté, sans souci d’une forme obligée, jusqu’à désarticuler les corps, oscillant entre tension et relâchement. Le corps écoute pour qui sait entendre. Et c’est bien ce qui traverse le plateau et les danseurs, une énergie pure, une liberté absolue, un maelstrom d’émotions vives et toujours heureuses qui les happent et les voit marcher, gambiller, toupiller, onduler, courir, tituber, s’effondrer, se relever, repartir, s’embrasser, grimacer même pour une cérémonie où l’ivresse atteint la grâce. La danse ici est une célébration, non de cette Annonciation magnifiée par Bach, mais par elle et comme une épiphanie de la danse elle-même.  

Après la couleur, l’or et la lumière vient le noir et le blanc. Marie Chouinard met en relief les étranges glyphes abstraits d’Henry Michaux, tirés du recueil Mouvements, composé d’un poème et de 64 dessins, paru en 1951. Ces tâches d’encre noire sur papier blanc, expression d’un mouvement incontrôlé, inconscient, sont reprises une à une et dans l’ordre sur le plateau devenu page vierge par les danseurs de noir vêtus. Projetés en arrière-plan, les dessins donnent à chacun des spectateurs la possibilité de cheminer dans le poème, d’en faire sa propre lecture.  Et c’est une formidable chorégraphie qui peu à peu se dessine dans un rythme d’enfer, sur une partition sèche et martelée de Louis Dufort, chorégraphie qui n’est pas reproduction rigoureuse mais interprétation joyeuse, toujours, où la dynamique interne du dessin prend forme et relief. Solo, duo ou ensemble selon la capacité à se saisir du motif, entre épures tranchantes et tâches baveuses, éclaboussures et rétentions, les corps se métamorphosent, deviennent d’étranges signes inconnus, kanji insolites ou hiéroglyphes mystérieux, dont ne resterait que la sécheresse du signifiant, le signifié demeurant perdu ou sujet à interprétation ludique. Le corps en recherche de solution pour répondre aux injonctions impossibles de ce poème graphique ne cesse avec bonheur de se réinventer, de sculpter par un mouvement inédit, incongru, parfois grotesque, un imaginaire sans contrainte formelle ou académique. En illustrant ce poème, c’est rejoindre la forme libre cher au poète Henri Michaux. Marie Chouinard ne conjugue nullement cet alphabet, nulle combinaison de signes, elle appose fidèlement un à un ces  signes en respectant sur le plateau la mise en page et en espace de l’ouvrage d’Henri Michaux. Jusqu’à la page blanche qui désarçonnent et désorientent les danseurs devant ce vide qu’ils ne peuvent soudain combler et stoppe brutalement leur élan. Enfin après avoir décliné chaque signe, dans une dernière proposition, elle les enchaîne à grande vitesse, blanc sur noir, dans un espace restreint, comme une partition chorégraphique d’un seul tenant , sous une lumière stroboscopique crue. Si Henri Michaux lui-même affirmait ne pas trop savoir ce qu’étaient ces signes couchés sur la page, Marie Chouinard sans répondre à cette question qui ne demande aucune réponse, démontre combien le mouvement, le geste est écriture avant l’écriture. Sans doute une juste définition de la danse.

Magnificat / Henri Michaux : Mouvements, chorégraphie de Marie Chouinard

Avec : Michael Baboolal, Adrian W.S.Batt, Justin Calvadores, Rose Gagnol, Valérie Gallucio, Béatrice Larouche, Luigi Luna, Scott McCabe, Carol Prieur, Sophie Qin, Clémentine Schindler, Ana Van Tendeloo, Jérôme Zoges

Magnificat

Musique : Jean-Sébastien Bach

Lumières et scénographie : Marie Chouinard

Costumes et maquillage : Marie Chouinard

Henri Michaux : Mouvements

Direction artistique : Marie Chouinard

Musique : Louis Dufort

Texte et dessins projetées : Henri Michaux

Tiré de l’ouvrage Mouvements (1951)

Avec la permission des ayants-droit d’Henri Michaux & des éditions Gallimard

Lumières, scénographie : Marie Chouinard

Environnement sonore : Edward Freedman

Costumes, coiffure : Marie Chouinard

Voix : Marcel Sabourin

photo : © Sylvie-Ann Paré

Du 10 au 13 décembre 2025 à 20h

Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt

Place du Châtelet

75004 Paris

Réservation : 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com