Mai 2017 : sortie des programmes de l’agrégation de Lettres Modernes. Cela, généralement, n’intéresse pas grand monde, même si l’inscription d’une œuvre à ce concours de recrutement vaut, pour l’auteur et l’autrice, une légitimation certaine. Achat des œuvres, lecture, post-it en main, et une interrogation se fait jour chez certaines étudiantes de l’ENS de Lyon. Dans l’œuvre d’André Chénier, poète guillotiné, mis au programme pour le XVIIIe siècle, un poème pose question : « L’Oaristys » décrit en effet une « scène de séduction » entre un berger, Daphnis, et une bergère, Naïs. Pareille scène est fréquente ; elle fait partie du genre et des conventions de la pastorale. Mais il est patent, à lire le texte, que la bergère dit non, et que le berger n’entend pas ce non répété. Est-il seulement rhétorique, ce non qu’elle émet ? Dit-elle non en pensant oui ? Est-elle consentante ? Ou ce non est-il seulement littéraire ? De fait, Naïs, non plus que Daphnis, n’existent dans la « vraie vie », et on ne peut, à ce titre, parler consentement ou agression sexuelle. Mais quand même : le texte est inscrit au programme d’un concours de recrutement d’enseignants et d’enseignantes : que répondre aux questions des élèves, qui pourront s’étonner de devoir lire un poème où, vraiment, le mec, il force ?
Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, Professeures en études théâtrales et en droit public, se sont emparées de ce scandale et ont décidé de créer un dispositif expérimental qui, avec quelques années de recul, permet de réfléchir plus avant sur l’affaire Chénier. L’affaire, d’ailleurs, dépasse le seul Chénier. Notre procès permet en effet une double réflexion, sociale et littéraire. Le spectacle évoque tout à la fois la prégnance de la culture du viol (la bergère dit non mais pense oui, les femmes aiment à être violées) et la question de savoir ce que l’on fait, désormais, des œuvres littéraires qui posent problème, par leur dimension désormais perçue comme sexiste ou raciste.
Nous assistons, de fait, à un faux-vrai procès. La scène reprend la scénographie d’un tribunal. Nous sommes invités à nous lever quand la Cour arrive, et quand le jugement est prononcé. Un jury populaire est même désigné parmi les personnes du public. Les protagonistes portent le nom des acteurs et des actrices (à l’exception de l’accusée et de Chénier). La pièce à conviction, le poème de Chénier, est distribuée à l’entrée de la salle. Ce procédé « réaliste » est évidemment faussement mimétique : il n’a jamais été question de juger Chénier, qui est, comme on le rappelle avec malice, mort. L’apparition du pauvre poète, sorti de sa tombe, blafard et un peu perdu dans ce monde de tweets et d’euros, apporte une distance comique bienvenue. Brecht n’est pas loin : Notre procès se veut distancié et didactique. Ainsi, sont convoquées deux universitaires, spécialistes de la question, Hélène Merlin-Kajman et Laure Murat. Présentes en « live » ou en « visio » au titre « d’amies de la Cour », elles apportent un point de vue situé, nuancé, qui permet le débat. Le spectacle intègre toutefois des images « réalistes » : deux vidéos, l’une vue du côté de la séduction, l’autre du côté du viol, permettent au public de se re-présenter ce qui se dit dans le poème, et de l’interpréter de deux façons différentes.
Les jurés, « choisis » chaque soir dans le public (ils se sont d’abord manifestés au moment de la réservation), sont amenés à discuter (nous assistons à leur délibération), puis à voter. L’accusée, Salomé, a-t-elle diffamé Chénier avec son tweet « Chénier culture du viol » ? Et si elle l’a fait, est-ce parce que c’était vrai, ou parce qu’elle était de bonne foi ? Même si le dispositif ne peut pas être vrai, il apporte néanmoins des informations sur la machine judiciaire. Chaque soir apporte une réponse différente, et un QR code invite le public à se prononcer.
Le dispositif est fascinant : voir une justice en marche a toujours quelque chose de formidable et de terrifiant : untel dit encore « mademoiselle », unetelle dit « mais cette vérité, elle est absolue, ou elle peut être discutée ? ». Il est aussi, ne l’oublions pas, très beau, avec de très jolies astuces de scénographie et de lumière. Et puis, rappelons-le également : enfin, ici, avec Notre procès, le théâtre redevient, vraiment, politique, au meilleur sens du terme.

Notre procès, conception et mise en scène Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti
Texte : Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti avec, pour leurs partitions, Laure Ignace, Catherine Le Magueresse, Hélène Merlin-Kajman, Laure Murat et Marc Pichard
Avec : Amélie Djaoudo, Adèle Gascuel, Stéphanie Hennette-Vauchez, Laure Ignace, Mélis Demir, Catherine Le Magueresse, Éric Massé, Hélène Merlin-Kajman, Laure Murat, Marc Pichard, Romane Poncet, Astrid Chabrat-Kajdan
Collaboration artistique : Manon Worms
Assistanat à la mise en scène : Agathe Mollon, Astrid Chabrat-Kajdan
Film : Bérénice Hamidi, Emmanuel Manzano et Gaëlle Marti
Dessin : Philippe Squarzoni et Blandine Granier
Lumière : Blandine Granier et Quentin Chambeaud
Scénographie : Mathilde Vallantin Dulac
Vidéo et régie générale : Clément Fessy
Photo : © Sullivan Arthuis
Vu au théâtre de la cité internationale le 29 novembre
Durée du spectacle : 1 h 40
A partir de 14 ans. (Culture du viol, scène d’agression sexuelle en vidéo).
Théâtre de la Cité Internationale
Théâtre de la Cité internationale
17, bd Jourdan
75014 Paris
Réservations : 01 85 53 53 85
site du projet : https://notreproces.netlify.app

