Si Hamideh Doustdar découvrit dans un article du journal Le Monde la maladie des ergots ou ergotisme ou encore mal des ardents, cette connaissance me vint en visitant le musée d’Unterlinden à Colmar abritant le célèbre Retable d’Issenheim de Matthias Grünewald. L’œuvre fut commandée par l’ordre des Antonins au XVIème siècle afin de trôner dans l’hôpital qui accueillait les malades souffrant de ce que l’on surnommait à l’époque peste noire. Provoquée par une intoxication à la farine de seigle contaminée par un champignon parasitaire (l’ergot), sa dernière manifestation eut lieu en France en 1951 dans le village de Pont-Saint-Esprit où l’on déplora plusieurs morts mais également de nombreux symptômes hallucinatoires, se traduisant plus généralement en une sorte de folie collective. Cette démence virale et sociale est le point de départ de la pièce écrite et mise en scène par Hamideh Doustdar. Son ingrédient de base comme la farine peut l’être en pâtisserie. La farine : coupable idéalement graphique et fil blanc de ce conte macabre, ainsi sous-titré.
Pour narrer cette histoire sordide, plongeant dans d’obscurs bas-fonds, il fallait oser la forme contraire : une esthétique du jeu taillé dans la chair du clown et du burlesque, une écriture éclairée par cette touche de naïveté propre au conte, un espace magique à force de bouts de ficelle. Le réel s’aborde par des moyens détournés. Non pas se voiler la face, mais dévoiler la misère par un regard renouvelé et dessillé par une forme affirmée et affutée. Il y a un maniérisme pictural, poussant à son plus haut degré la stylisation des corps y compris souffrant, exacerbant les traits (Matthias Grünewald), comme il y a un maniérisme dans la performance de l’acteur au plateau, adossée à des techniques virtuoses mêlant détente et nervosité, agilité, souplesse et rapidité, liaison et déliaison des membres. La magnifique troupe des Ardents possède et travaille cette pâte qui fait prendre l’ensemble, ils lui donnent vie à pleines mains. Capables de fondre en un éclair dans une figure archétypale et pourtant confondante. Un poids de chair, une puissance d’écriture des affects par l’articulation et le placement du corps dans l’espace : il faut les voir ces figures sculptées dans la matière des mouvements, ce rétrécissement à force de pauvreté, ces routines qui offrent du répit par leur répétition même, ces sursauts d’orgueil qui soulèvent les épaules comme les culs, ces écrasements sous le chagrin qui aplatissent les moindres gestes, ces prostrations où un homme disparaitrait même dans le bois de la chaise où il s’est effondré…

Les Ardents est le processus de dévastation d’une famille démunie décimée par une catastrophe encore plus grande que la pauvreté qui lui était déjà une petite catastrophe au jour le jour. Mort et folie y pénètrent de concert et mettent en pièce le peu mais essentiel qui tenait encore l’ensemble. Si le théâtre est le lieu de l’imaginaire partagé, de la fiction commune, alors quel autre lieu de consolation pourrait mieux accueillir la détresse d’une mère affligée par l’abrupte et incompréhensible perte de ses deux jeunes garçons, ne trouvant d’autre issue que dans l’invention d’une réalité alternative. Occulter l’impensable et défaire l’inacceptable par des actes performatifs. Le théâtre d’Hamideh Doustdar , dépouillé de toute psychologie et de tout sentimentalisme, montre et le gouffre et le mirage : une mère courage démantibulée comme un pantin disloqué, les membres fuyant comme les rats quittant le navire, flasque et s’écoulant sans fin dans une folle spirale.
A ce moment du conte, quelque chose se cristallisa et me saisit : la fable était entendue et la fin attendue, mais la puissance d’actualisation des corps, leur langage éloquent au-delà de tout discours, leur fondamentale dignité, nous ramenaient à une sorte d’éthique bouleversante que je ne saurais mieux nommer que la probité des formes. La justesse peut tenir dans un geste. La morale est bien celle des corps.

Les Ardents, texte et mise en scène : Hamideh Doustdar
Au jeu : Charlotte Andrès, David Charcot, Arnaud Churin, Marie Hébert et Harold Savary
À la musique live : Tom Lefort
Création lumière : Juliette Luangpraseuth et Tom Lefort
Scénographie et costumes : Hamideh Doustdar et Marie Hébert
Photos de l’article : @ Patrick Wack
Durée 1h30
du 26 novembre au 14 décembre 2025
du mercredi au samedi à 20h et dimanche à 16h
Théâtre du Soleil
2 Rte du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
Réservation : 06 44 02 73 30

