Qu’un même lieu soit capable d’offrir des changements d’échelle aussi vertigineux est déjà en soi un exploit : que l’on imagine ainsi sur une même journée le proéminent Musée Duras de 10h de Julien Gosselin ou le tout aussi puissant Pétrole de 3h30 de Sylvain Creuzevault, et, venant se nicher comme la souris de la fable entre les pattes du lion, la proposition d’une heure de Marie-José Malis dans un petit salon aménagé en théâtre avec une jauge n’excédant pas les 50 personnes ! Julien Gosselin, nouveau directeur de l’Odéon, est à l’heureuse initiative de cette Occupation, invitation faite à un artiste à investir ce théâtre de poche plusieurs mois, ressuscitant et revisitant le Petit Odéon de Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault qui dès sa création fut destiné aux écritures contemporaines. Le terme « Occupation » fleure bon l’histoire sociale et politique française (avec quelques épisodes hauts en couleur ici-même), mais peut-être faudrait-il l’entendre tout autant au sens d’activité studieuse, se révélant laboratoire de recherche théâtrale. Marie-José Malis inaugure donc ce nouvel agencement de l’institution, et en appelle au Pallaksch Pallaksch !, mot palabre inventé par le poète Hölderlin en sa tour. Cette langue imaginaire flotte comme le pavillon de la frêle embarcation que la metteuse en scène et son équipe emprunteront à trois reprises jusqu’en février 2026. La première de ces Pièces élémentaires (#1 Le feu inversé) prend le large en adaptant une nouvelle peu connue de DH Lawrence, La coccinelle.
Un lit recouvert d’un drap blanc, un homme, barbe en broussaille, allongé et vêtu d’une chemise blanche, tête relevée par une minerve de papier donnant l’illusion d’Erich von Stroheim dans La grande illusion, enfin, port altier, contenue dans un organdi et une cotonnade blanche crème, une femme debout, au chevet du blessé. La blancheur ainsi convoquée de l’hôpital signe aussi celle de la page où viennent se déposer les mots de l’écrivain. Le théâtre qui se joue sous nos yeux est un théâtre de corps et de mots, où l’on jurerait presque voir l’auteur les manipuler à vue, sans complaisance, un amphithéâtre où l’on opérerait in vivo les maux d’une époque. Si le texte de DH Lawrence narrant la rencontre entre un officier allemand, le comte Johann Dionys Psanek, blessé et soigné dans un hôpital anglais et Lady Daphné, en proie elle-même à une passion toute personnelle, est l’occasion pour Marie-José Malis d’interroger la notion de crise, et ainsi de nous tendre un miroir en ces temps qui ne nous ont jamais paru aussi troublés, ce Feu inversé est tout autant traversé par les fantômes du passé, ceux du théâtre, dans une résurgence casi médiumnique. L’intensité déployée dans chaque mot, l’énonciation profondément épiphanique, la tension des motifs jusqu’à l’incandescence, bref l’art singulier des acteurs de Marie-José Malis pareil à un écarquillement de l’âme, tout cela entre en résonnance avec celle salle garnie de peintures, dont une Phèdre et une Célimène, et plus généralement avec une histoire du jeu, baroque, classique, expressionniste, autant de maniérismes comme autant de stylisations de l’être au monde.

Ce Feu inversé est, en ce lieu, ce retour de flammes que l’on croyait éteintes, et c’est ainsi qu’une généalogie se révèle. Il y a dans les accès de colère de Dionys le fracas d’un dieu vengeur, il y a dans l’effroi et l’abîme de lady Daphné la réverbération d’une éternelle tragédie. Dans le dispositif du Petit Odéon, la mise en scène lorgne vers l’effet de loupe sans plus avoir besoin d’un proscenium. Le court roman est mis en pièce(s), déchiqueté, produisant, dans le staccato de son montage, un fécond dialogue entre silence et mots. Le temps et l’espace sont mis en tension vibratoire entre voix trop faibles et voix trop fortes dans une perte de la mesure naturaliste: l’intranquillité est celle de la braise sous les cendres, menaçant de tout détruire (« frappe, frappe encore, jusqu’à la destruction de tous les humains ») ou, dans son extinction, de tout refroidir.
Les personnages de Feu inversé sont pareils à des vigies, à des stylites, escaladant quelques marches pour se tenir sur le rebord des fenêtres, y mirant le monde. Nous sommes dans un phare et un panoptique à la fois. Sensation d’être entouré par la clameur du monde et que ce Feu inversé lui est en surplomb. La maigreur du texte, par l’adaptation radicale dans ses coupes, si l’on passe outre l’effet d’hermétisme, crée une étrange fascination comme devant un corps dramaturgique dont on verrait saillir les côtes. A l’inverse du cycle pirandellien que Marie-José Malis mit en scène à La Commune, ce n’est plus l’énonciation du texte qui construit l’état émotionnel de l’acteur, mais c’est l’état préalable de l’acteur qui produit l’énonciation. Le personnage est une énigme et l’acteur devient pythie, gueule ouverte sur les ténèbres d’une insondable intériorité dévorant les mots comme un monstre goyesque. Grimoire magique de l’acteur évoluant par formules, Feu inversé s’offre comme une réduction absolue, une marqueterie d’affects en quelques bribes concentrant nos obsessions et angoisses mortifères. Ce n’est pas un point de détail mais la pointe d’un diamant noir où se reflète la catastrophe en cours.

Pallaksch Pallaksch! #1
(Pièces élémentaires)
Le Feu inversé
d’après La Coccinelle de DH Lawrence
Traduction : Pierre Nordon
Mise en scène : Marie-José Malis
Lumières : Jessy Ducatillon
Son : Solal Mazeran
Costumes : Pascal Batigne
Scénographie : Adrien Marès, Jessy Ducatillon
Photos de l’article : @Simon Gosselin
Durée : 1h15
Du 26 novembre au 6 décembre 2025 et du 27 au 31 janvier 2026
du mardi au samedi à 18h
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
Paris 6e.
Tél : 01 44 85 40 40

