Ce n’est pas nouveau que Joël Pommerat pose la question de la modernité dans son travail. Cendrillon, Pinocchio, Le Petit Chaperon rouge, tout le monde se souvient encore de ces spectacles dont la tentative était de réactualiser ce qui dans ces contes pouvait l’être, de remettre en jeu l’héritage narratif de ces histoires et d’observer si elles parvenaient encore à saisir quelque chose du monde d’aujourd’hui. Dans Les petites filles modernes (dont le titre est provisoire), on assiste plus ou moins à une tentative similaire, avec ceci qu’il s’agit d’une écriture originale et non plus d’une réécriture – quand bien même on pourrait discuter le terme de réécriture chez Pommerat. Un spectacle assez bluffant d’un point de vue technique, où l’utilisation de puissants outils d’illusion visuelle vient déployer un univers plastique complètement immersif, à l’intérieur duquel se déposent les obsessions du metteur en scène qu’on reconnaît : questionner le rapport à la parole, à la réalité, faire place au monde de l’enfance, où l’on promet, où l’on jure, où le langage recouvre sa fonction performative.
Dans un collège que l’on imagine plutôt de banlieue, deux petites filles commencent par se détester très fort : Marjorie, harcèle, violente la petite Jade. Ce sont des rendez-vous chez le proviseur, des menaces de mort. Une nuit, Marjorie finit par s’introduire chez Jade et rapidement le rapport s’inverse, elles découvrent qu’elles ont en commun des parents qu’elles appellent chacune des faux parents, elles deviennent amies, d’une amitié totale, c’est la fusion entre les deux collégiennes, chaque soir Marjorie rejoint en cachette Jade dans sa chambre et elles passent la nuit ensemble, à jouer, à se jurer de rester ensemble.
Ce qui est assez beau dans la fable c’est que ce sont les enfants contre les parents. Les parents ne sont d’ailleurs jamais représentés au plateau, ce sont des voix qu’on entend, depuis la cuisine, le couloir, donner des ordres, exiger, interdire à Jade de retrouver son amie sous prétexte qu’elle n’est pas intéressante pour toi. Les parents sont comme des monstres et d’ailleurs ce sont des monstres puisque selon Jade, ils se transformeraient la nuit pour commettre les pires crimes. En polarisant ces deux champs de force de manière très nette (les parents contre les enfants), Pommerat force ces deux Petites filles modernes, à recourir à la seule véritable option qu’elles ont pour se défendre contre leur séparation qui approche (Jade va être envoyée en Autriche) : elles ont le pouvoir de croire à quelque chose. Jade et Marjorie croient aux promesses qu’elles se font, croient aux signes qu’elles pensent découvrir dans le monde qui les entoure, croient à la magie, croient que leur amitié peut effectivement résister à tout, car pour elles, c’est le plus important. Une naïveté qui, au plateau, s’incarne par le contraire d’une mièvrerie : les adolescentes sont violentes, entre elles et avec les adultes, elles le nomment d’ailleurs « si tu pars je me tue ». Le degré d’intensité de ce courage c’est celui-ci et c’est sur ce niveau d’engagement que leur aventure a lieu, les promesses faites ne sont que des mots mais elles sont vraies.
En parallèle de cette histoire d’amitié, une autre histoire, celle d’extraterrestres (jamais nommés comme tels, mais c’est ce que l’on comprend), qui pour avoir voulu s’aimer toute la vie ont été punis et condamnés à exister sur terre : l’un comme un humain, mortel, l’autre dans sa forme originelle et éternelle, mais enfermée dans une grosse boîte en fer. L’humain trouve un puits magique qui exaucerait des vœux, mais le puits a des pouvoirs un peu déceptifs : il est très approximatif. Lorsqu’on lui demande si la boîte en fer peut s’ouvrir, il répond que oui, dans une heure ou dans cent ans. Une réalisation qui en plus se double d’une autre contrainte : si quelqu’un venait à demander au puits un autre désir, celui-ci remplacerait le premier, et il faudrait alors tout recommencer de zéro. L’homme construit alors autour du puits une maison pour cacher le lieu du miracle, et y vieillit tristement alors que la boîte de sa bien-aimée ne s’ouvre pas. Et puis son désir s’annule : Marjorie et Jade s’introduisent dans la maison et finissent par demander au puits un autre vœu : celui d’être appelées par Shawn Mendes. La référence au chanteur de pop, comme tout le travail d’actualisation des figures des adolescentes (dans la langue surtout, dans leur manière de parler) vient permettre ce qui semble être un enjeu de cette forme, associer et tisser un espace vraiment hybride, vraiment fantastique, vraiment réel. On est à la fois au cœur des préoccupations de ces jeunes filles, à la fois dans un conte futuriste, à la fois dans une histoire où il est question de magie, de parents monstrueux. Le spectacle rassemble ces univers dans un même geste, la pensée magique que l’on a, enfants, (si je fais ça, alors il se passe ça, si je dis ça alors il se passe ça) est ici pleinement créditée, et c’est ce qui fait fonctionner la dramaturgie de la pièce, c’est le moteur de l’intrigue.
Dans cette forme farfelue, ce qui se dresse c’est donc le portrait de deux jeunes filles qui croient au miracle, qui cherchent comment le provoquer, qui, à l’orée de leur passage à l’âge adulte font fonctionner à plein ce qui leur reste d’imagination pour échapper à la prise du réel, comme une sorte de dernier combat. On est assez ému·es de voir ces adolescentes demander au puits magique je voudrais du pouvoir, et que pour obtenir ce désir il ne faille que le formuler. Chez Pommerat on prend les mots au sérieux, les mots sont des traces et restent, les mots agissent et surtout agissent sur le long terme : Les petites filles modernes se promettent quelque chose, et c’est ça qui conditionne toute l’aventure de leur vie, c’est le mot qui conditionne le monde, ou en tout cas, c’est ce que le spectacle semble chercher à établir dans l’espace de sa fiction. Finalement, il y a une question à laquelle le spectacle répond en déployant cette fable rocambolesque, si l’on respecte ce que l’on jure, que se passe-t-il ?
Finir par dire que l’intrigue se dénoue finalement dans une résolution un peu attendue : tout cela n’aura été que le rêve d’une des deux amies, plongée dans le coma. Bon. C’est un peu dommage de venir fermer ce qui a pendant une heure et demie été un voyage entre le réel et le fantastique, clore la fable dans le concret annule un peu son trajet. Cela dit, le tableau magnifique et flou de la chambre d’hôpital que l’on ne discerne pas bien car elle est cachée par de grands panneaux en plastique vient quand même raconter une échappée. Alors que toute cette aventure magique nous a été livrée dans une hyper-réalité, notamment par une utilisation remarquable des techniques de projection, qui, tout le long du spectacle dessinent aussi bien les espaces concrets que les endroits irréels ; ce dernier tableau auquel on n’assiste finalement pas vraiment (le plastique rendant la scène vraiment moins lisible), donne la sensation que c’est nous, le public, qui est resté coincé dans le rêve, alors que le plateau semble reprendre le cours de la vie. Une impression vite désactivée puisque la pièce se finira en fait dans la chambre d’une des deux filles, mais qui laissera quand même sa trace dans la fin de ce spectacle, dont la portée métaphorique et la justesse des figures emmènent dans un trajet biscornu et pleinement sensible.

Les petites filles modernes, de Joël Pommerat
Avec : Éric Feldman, Coraline Kerléo, Marie Malaquias
Et les voix de David Charier, Delfine Huot, Roxane Isnard, Pierre Sorais, Faustine Zanardo
Scénographie et lumière : Éric Soyer
Vidéo : Renaud Rubiano
Son : Philippe Perrin et Antoine Bourgain
Collaboration artistique : Garance Rivoal
Assistanat à la mise en scène : David Charier
Renfort assistanat : Roxane Isnard
Musique originale : Antonin Leymarie
Costumes : Isabelle Deffin
Renfort costumes : Jeanne Chestier
Perruques : Julie Poulain
Collaboration à l’écriture : Zareen Benarfa
Participation au travail de recherche, comédien : Pierre Sorais
Réalisation maquette et accessoires : Claire Saint-Blancat
Construction accessoires : Christian Bernou
Décor : les ateliers du TNP
Direction technique : Emmanuel Abate
Direction technique adjointe : Thaïs Morel
Régie lumière : Gwendal Malard
Régie son : Philippe Perrin et Antoine Bourgain
Régie vidéo : Grégoire Chomel
Régie plateau : Pierre-Yves Le Borgne, Jean-Pierre Constanziello, Inês Correia Da Silva Mota
Assistanat à la régie plateau : Lior Hayoun et Faustine Zanardo
Habillage : Lise Crétiaux, Manon Denarié
Photo : © Agathe Pommerat
Du 22 novembre au 10 décembre 2025
Durée 1h20
Théâtre national populaire
8 place Lazare-Goujon
69627 Villeurbanne cedex
Réservation : 04 78 03 30 00

