Un Feydeau bien frappé ! Ce Dindon-là, foutre-Dieu, est complétement azimuté qui se fout du genre comme de l’an quarante. Après tout, nous sommes au théâtre, c’est volontairement souligné par la scénographie brute de coffre, et tout est donc toujours possible et permis jusqu’au flou des identités. Aurore Fattier louche ouvertement vers le cabaret, le burlesque, voire le grotesque. Elle ose l’outrance, le trop-plein, la surenchère et ça passe crème. Sur le plateau c’est une hystérie collective car chez Feydeau l’hystérie n’est pas l’apanage des femmes, bien au contraire. Et de comédienne, ici, il n’y en a qu’une parmi cet aéropage masculin, l’impeccable Vanessa Fonte. L’ensemble de la distribution féminine est prise en charge, idée génialement folle, par les comédiens, entre drags et travestis, pour un Feydeau quelque peu orienté drama-queen, par ces dames qui n’en sont pas et franchement queer et camp par son humour trash et cash. Après tout Feydeau, ce génial vaudevilliste devenu fou, penchait quelque peu vers la jaquette, n’étant pas insensible aux uniformes des grooms, qui a commis certains poèmes homo-érotique (mais ça on le sait moins). La mécanique horlogère de haute-précision propre à cet auteur syphilitique met à nu les injonctions contradictoires d’une société bourgeoise sclérosée par la norme et la morale et bouffée jusqu’à la moelle par un désir d’émancipation impossible qui voit les personnages, hors d’eux même jusqu’au vertige, s’enferrer dans le mensonge et la catastrophe intime et collective, incapable de maîtriser les situations ubuesques qu’ils ont eux-mêmes provoquées. Bêtes et méchants, pathétiques, tenus par un état d’urgence, ils enrayent grave la mécanique sociale et ses contradictions ainsi dénoncée vertement. Aurore Fattier n’y va pas avec le dos de la cuillère. Elle frappe fort et farcit ce Dindon sans peur du grotesque, lâchant la bride de ses comédiens qui s’en donnent à cœur joie dans la caricature bien tempérée et sans craindre le ridicule, ce qu’ils ne sont jamais, car règne ici un esprit cabaret qui permet une sacrée licence. Et c’est un pur miracle qu’Aurore Fattier trouve ainsi un équilibre entre les exigences du vaudeville, exercice délicat, et une franche liberté qui dynamite joyeusement le cadre imposé.

Ça pue le sexe sur le plateau et ces messieurs ont un chibre en lieu et place de cerveau et d’égo. Ça pue le sexe mais règne la frustration dans le pantalon. Dis-moi comment tu bandes, si tu bandes, pour qui tu bandes, et je te dirais qui tu es… ce qui révèle parfois ici certaines ambiguïtés où les mains baladeuse ne se portent pas forcement sur l’objet auquel on pourrait penser de prime abord. Et le moteur à combustion de ce Dindon pétaradant, ce qui meut et projette les personnages, c’est bien leur désir contrarié, leur érotomanie provoquant cette hystérie collective qui fait avancer tout ça jusqu’à l’absurde. Il fallait oser introduire dans le dernier acte, image surréaliste, cet immense et mol pénis exprimant la débandade de ces messieurs, résumant au fond ce qu’ils sont, des bites sur pattes, devant une jouissance toujours différées, devenue impossible. Et que dire de la dernière image dont on ne peut rien dévoiler, tant pis, mais qui résume de façon si juste et lapidaire ce Dindon farceur clouant au pilori, si l’on peut dire, Edmont Pontagnac… La chair est triste, hélas ! mais chez Feydeau la représentation du sexe et le rire sinon l’effroi qu’il provoque ne sont que subversion et purgation des rapports humains… Aurore Fattier l’a bien compris qui met en scène avec tant de drôlerie cette lubricité débordante qui contamine et gangrène chacun. Tous des bêtes se dit-on, oui, quand passe cette vidéo inattendue sur l’écran surplombant le lit de l’adultère d’Hyène en plein coït !

D’entrée on se dit, outch ! mais nous ne dirons rien du préambule hilarant qui ouvre ce vaudeville ébouriffant, décoiffant et déchaîné. Pourtant cela commence mal. En apparence. Un peu désarçonné par ce qui ressemble dès les premières scènes, au choix, au pire, au mieux, par une télénovela ou encore un mauvais boulevard, joué comme tel et se jouant jusque dans le public. Aurore Fattier, retorse, se moque avec facétie de nous car très vite ça dérape sec et règne bientôt sur le plateau une surtension électrique qui fait tout disjoncter. Les corps mêmes sont vite incontrôlables traversés, secoués sec par leur libido déraillée qui débraille et débraguette leur cerveau. Et le travestissement, la confusion des genres, jette le trouble offrant une lecture dégenrée et déjantée qui ne craint pas les clichés, qu’un second acte dans un bordel interlope cauchemardesque accuse encore davantage. C’est Feydeau chez la Grande Eugène, Ed Wood ou encore transplanté chez Almodovar sous substance illicite. Dire ici que les femmes sont folles est un risque sémantique qu’il faut assumer. La multiplication du hors-champs par vidéo interposée montre la cuisine peu ragoutante de nos personnages, leurs occupations triviales, leur intimité (et il s’en passe des choses dans les salles de bains des hôtels borgnes !). Mieux encore, d’avoir un temps d’avance pour nous spectateurs hilares, anticipant sur l’action qui vient, toujours promesse de cataclysmes.

Aurore Fattier a réuni une sacré bande de comédiens, tous excellents et jubilant, c’est certain, ça se voit, d’être dans cette partition extravagante, se démultipliant, jouant les Fregoli, les O-Dette, les Barbette et jusque dans l’excès, toujours crédibles. Ils portent haut cette mise en scène avec la folie et la démesure en sautoir, un engagement débridé total pour défendre cette proposition quelque peu audacieuse et décalée mais réussie et fort bien détroussée. Sans oublier jamais une heureuse distance parce que comme le chante la maquerelle du bordel en interlude, comme le chantait jadis Cora Vaucaire, tout ça c’est « comme au théâtre ». Ajoutons « Et le génie de la mise en scène en plus. »

Le Dindon, de Georges Feydeau

Mise en scène d’Aurore Fattier

Avec : Marie-Noëlle, Vanessa Fonte, Tristan Glasel, Thomas Gonzales, Vincent Lecuyer, Peggy Lee Cooper, Geoffroy Rondeau, Claude Schmitz, Ivandros Serodios, Maxence Tual

Collaboration artistique : Simon-Elie Galibert, Alyssa Tzavaras

Conseil dramaturgique : Grégoire strecker

Scénographie : Marc- Lainé, Stephan Zimmerli

Lumière : Philippe Gladieux

Musique : Maxence Vandevelde

Vidéo : Vincent Pinckaers

Costumes : Prunelle Rulens

Perruques et maquillages : Emilie Vuez

Assistanat aux costumes : Raoul Fernandez

Film

Réalisation : Claude Schmitz, d’après le film d’Ed Wood Glen or Glenda, 1953

Collaboration aux film : Alyssa Tzavaras

Image : Vincent Pinckaers

photo : © Simon Gosselin

 Du 10 au 30 juin 2025

Du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h

Relâche le mardi

Durée 2h40

TGP

59 boulevard Jules Guesde

93200 Saint Denis

Réservations : 01 48 13 70 00

www.theatregerardphilipe.com