Il surgit sur le plateau tel un kami ombrageux, un onagata sans plus d’âge ni genre. Akaji Maro, 82 hivers qui ne renoncent pas aux saisons à venir, danseur butô, nous offre la quintessence de son art, ici à son apogée. Le butô c’est avant tout un art de la présence, présence singulière et forte qui n’a pas d’autre équivalent. Ici le corps est un espace, une matrice où le vide et le plein se disputent, voué, condamné à la métamorphose. Perruque blanche échevelée et facétieuse, longue robe bleue, corps poudré de blanc, Akaji Maro nous convie à une traversée des apparences bouleversante où le moindre mouvement cristallise une vie consacrée à cette danse des ténèbres, un geste, un seul, concentre la condition de l’homme sinon l’humanité en son entier. La tension sans pareille d’un bras qui se plie lentement, un doigt qui se tend vers un ailleurs, ténèbres ou clartés, paradis ou enfers, et c’est une salle qui frissonne devant l’inconnu qui s’ouvre devant elle. Il ne marche pas, il glisse avec lenteur, spectre prudent et flottant, fragile, porté par Dieu, Bach et les improvisations savantes au violoncelle d’Eric-Maria Couturier, complice attentif qui veille et compose avec ce danseur, imprévisible toujours, parce que le butô c’est aussi un art de la bifurcation soudaine, de la rupture sans façon. Les mains caressent, flattent ou tambourinent, dessinent d’inventifs kanjis, matérialisent l’espace devenu matière et texture qui le porte et le contient et qu’il dissout et recompose de sa simple présence, laquelle est aussi une absence à lui-même ; il est le « Je est un autre » rimbaldien… Le visage sculpté, labouré, raviné par les ans, que réhausse un blanc plâtreux ajouré d’un khôl baveux, est un masque tragique, le miroir de notre condition passée, présente et future. Et ce regard halluciné et furieux, trahissant un chaos intérieur, la panique et la colère, le refus du renoncement à ne plus être, est une épine fichée durablement dans l’œil du spectateur. Ce soir, il est l’accouchée et le fœtus à naître, le nourrisson vagissant, l’enfant mutin et indiscipliné, l’adolescent(e) rétif, l’adulte devant la mort au travail et le vieillard qui sombre devant le pressentiment de la catastrophe commune à tous, la pourriture du cadavre. Rien de beau, rien de laid mais une vérité cruellement nue, sans apprêt. Les strates, les couches contradictoires et arcanes inconscients, d’une vie que trahissent les reflets des miroirs qui l’entourent, miroirs frappés soudain avec la violence de la révolte devant une condition irrévocable, mais qui jamais ne se brisent. C’est une parade grotesque, rituel profane et théâtre de la cruauté tout à la fois, une danse cubiste comme lui-même le définit, l’expression à vif, écorchée et sublimée du daijuku où l’art d’endosser la douleur de l’autre propre aux acteurs japonais.
Eric-Maria Couturier ne cherche pas à lutter contre la proposition de Maro Akaji, le pourrait-il ?, mais il est bien là, ancré derrière son violoncelle avec l’assurance qu’offre la musique de Bach qu’il transcende et sur lequel il improvise, vigilant aux méandres sinueux, le sac et le ressac d’une danse cathartique dont il souligne et révèle avec discrétions les contours. Bach réunit ces deux artistes, alter-ego sans doute ici sur cette unique question posée par la musique du cantor de Leipzig, qu’elle soit sacrée ou profane, de la place de Dieu et du sacré, autrement dit et avant toute chose, en résumé, une représentation du monde et de l’homme face à son destin. Avec cette magnifique étrangeté, un art du paradoxe propre au butô, qu’à la composition rigoureuse et mathématique du compositeur répond en toute logique le chaos intérieur, qui est aussi le nôtre, d’Akaji Maro.

Alter-Ego, création d’Akaji Maro et Eric-Maria Couturier
Violoncelle : Eric-Maria Couturier
Danse : Akaji Maro
Suite pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach et improvisation
Première française, vue le 14 novembre à La Maison de la musique de Nanterre.
Pour rappel : https://unfauteuilpourlorchestre.com/gold-shower-conception-et-performance-de-francois-chaignaud-et-akaji-maro-maison-de-la-musique-de-nanterre-festival-dautomne-a-paris/

