Lorsqu’elle débarque sur scène à brûle-pourpoint, s’installant sur un petit banc en bois clair, jean gris, sweat et veste sans manche couleur de l’aurore aux doigts de rose, c’est un premier contact, un apprivoisement qui prend son temps, en silence, juste nos regards en pleine lumière. Soigner son entrée trouverait ici un sens nouveau. Une infirmière à domicile, sans doute, à sa première visite d’un nouveau patient, cherchera instinctivement pareille entame, prendra le temps d’une telle liaison avant d’entreprendre le moindre soin. Entrer dans la vie des gens, dans leur intimité, dans leur histoire, a peut-être aussi à voir avec cette irruption d’une comédienne sur une scène de théâtre, dans l’imaginaire des spectateurs, avec cet art sensible tissant entre elles les subjectivités.

Initialement construite comme une forme itinérante, produite pour tourner dans les hôpitaux, les maisons de soins, les écoles d’infirmière et les maisons de quartier, ce à quoi nous assistons au Théâtre des Quartiers d’Ivry est une re-création pour le théâtre. Toutes nos mains vient clore un cycle débuté avec Cœur Poumon en 2023 (critiqué dans ces mêmes colonnes) et poursuivi avec Prendre soin. Monologue pour une comédienne dans les pas pressé d’une infirmière de campagne, la pièce s’est écrite à partir d’une immersion avec les soignant.e.s en Creuse. Si elle bénéficie d’une nouvelle vie au plateau, enluminée par Sallahdyn Khatir, on ne peut s’empêcher d’admirer tout autant à travers elle sa forme antérieure (sans pourtant l’avoir connue), vagabonde, parcourant les mêmes chemins que son héroïne, par monts et par vaux. Là comme ailleurs, le théâtre de Daniela Labbé Cabrera entretient un rapport de profonde homologie avec le réel créant des effets de résonnance du poétique dans le politique et du politique dans le poétique. Car Toutes nos mains, à l’instar de Cœur Poumon, ose le didactisme, informe d’une réalité que l’on perçoit habituellement sans forcément toujours entrevoir les chaines de causalité qui en résultent : qui sait que le paiement par la sécurité sociale des soins est dégressif en fonction du nombre d’actes effectués, le deuxième n’étant rémunéré qu’à moitié, et le troisième et les suivants n’étant absolument pas pris en charge (l’infirmière les réalisant donc gratuitement) ?

L’unité de lieu serait l’habitacle de la voiture, lieu refuge d’un déplacement toujours recommencé, bercé par la radio et sa Ballade de Jim, l’unité de temps celui de sa tournée du matin, embarquant en pleine nuit et croisant sur sa route l’éveil de la faune sauvage, l’unité d’action celle de soigner quand tout le reste contribuerait à blesser. Par les mots et les gestes de la comédienne, entremêlant récit et actes en jeu, par le travail de composition sonore, le théâtre se fait caméra-stylo, œilleton, par lequel nous rencontrerons Mme Simonet, Fernande, Maurice, un jeune agriculteur taiseux, Jeanne et bien d’autres. Porte à porte de la détresse en milieu rural, de la vieillesse qui est un ilot de relégation dans l’océan de la solitude, de la dépression, de la maladie, de la folie… Des images de Depardon nous viennent subrepticement.

Tranches de vie ne convient pas pour décrire ce qui s’enchaîne, car rien n’est ici retranché, c’est bien plutôt une choralité qui émerge entre pénombre et lumière du petit matin, comme entre vie et mort. Toutes nos mains élargit la focale et augmente la profondeur de champ, réhaussant et déplaçant ainsi sa matière documentaire vers un nouvel espace imaginaire réflexif et poétique.

Entrainant le corps de l’infirmière, donnant à voir le soin porté aux autres corps, les mains dansent. Cette pantomime, cet artefact, s’il participe à la théâtralisation du récit par l’usage de conventions bien comprises, s’il produit en première lecture un rendu mimétique de l’action en cours, est bien plus que cela et émeut profondément. Ces mains, signature éponyme de ce spectacle, déshabillant, nettoyant, désinfectant, serrant, relevant, soulevant, pliant, couchant, accompagnant, réconfortant, ces mains ici aux prises avec le vide expriment ce qu’aucun mot ne saurait dire. Ces mains : conjuguées au participe présent. La grammaire n’a jamais été aussi parlante. Leur chorégraphie est comme une danse immémoriale. Un acte pur se détachant avec la vitalité et la joie profonde d’une ronde de Matisse. Une prière à pleines mains. Une offrande de la générosité humaine au malheur des hommes. Toutes nos mains emprunte aux voies du chamanisme, fait du théâtre le véhicule d’un geste guérisseur. Le théâtre double le réel d’une épaisseur poétique et magique. L’infirmière de campagne, magnifique et lumineuse Julie Lesgages, buissonne dans les forêts alentour. Dans le soulèvement des mots de la poétesse Marcelle Delpastre, comme la caresse d’un bruissement de feuilles dans le chatoiement d’une lumière dorée, elle rejoint les figures de toutes celles qui suppléèrent à nos maux, connaisseuses du vivant et guérisseuses de toute éternité (que d’aucuns nommèrent sorcières), se lovant dans le creux tiède de la terre mère. La puissance rassérénante de Toutes nos mains tient dans cette trajectoire.

Toutes nos mains, conception et mise en scène de Daniela Labbé Cabrera

Écriture : Daniela Labbé Cabrera en collaboration avec l’équipe artistique et un poème de Marcelle Delpastre

Avec : Julie Lesgages

Dramaturgie : Youness Anzane

Assistant stagiaire à la mise en scène : Gabriel Caballero

Création sonore : Julien Fezans

Collaboration à la création sonore version salle : Axel Rigaud et Loïc Leroux

Espace, lumières et direction technique : Sallahdyn Khatir

Chorégraphie : Sébastien Ly

Photographies, vidéos et soutien régie : Franck Frappa

Retranscriptions : Fabienne Berriau

Remerciements : Anne Brouillet, Olivier Lamy, Manu et Marie Ange Gracia, Brigitte Lignan, Nathalie Venant, Juliette Watine, Isabelle et Pierre François Brodin, Ziad Maalouf & Laura Varin

Durée : 1h15

Du 5 au 9 novembre 2025 à 20h00 sauf samedi à 18h et dimanche à 16h

Théâtre des Quartiers d’Ivry

Manufacture des Œillets

1 place Pierre Gosnat

94200 Ivry-sur-Seine

Tél : 01 43 90 11 11

https://www.theatre-quartiers-ivry.com