Louis va mourir qui le sait et rentre chez lui pour l’annoncer. Louis repartira et n’aura rien dit. Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, c’est sans doute le texte le plus joué de cet auteur fauché par le Sida en 1995. Un style unique, car Jean-Luc Lagarce était un styliste sans concession, des histoires de familles, de troupes, où les personnages n’en finissent pas de s’expliquer, d’essayer de se justifier d’une existence dont ils sont les témoins plus que les acteurs. On parle, on se reprend, on cherche le mot juste, et c’est une loghorée soudaine qui vous épuise et l’on finit par se taire. Juste la fin du monde mise en scène par Guillaume Barbot c’est une déflagration. Sans doute n’avions jamais jusque lors entendu la langue de Lagarce comme ici. Désincarcérée d’un respect qui peut-être l’encrassait, encrassait certaines mises en scènes, aussi intelligentes et belles étaient-elles, ne renions pas ce que nous écrivions, par ce respect même. Guillaume Barbot, lui, ne s’embarrasse de rien, pas de cette langue à qui il donne un autre souffle, une vitalité inouïe. La langue devient un racloir qui cravache les personnages, ainsi écorchés jusqu’à l’os. La scansion si singulière de Jean-Luc Lagarce, son articulation minutieuse, est bousculée sans façon par un putain de sentiment de vie, d’urgence, traversée de silences où les mots régurgitent salement et vous restent au bord des lèvres et qu’il faudra bien vomir. A l’image de Louis dégueulant dans les toilettes de ne pouvoir dire. Mise en scène âpre et triviale et c’est compliment parce que chez Guillaume Barbot les personnages, aussi taiseux soient-ils, et ils le sont, ont une épaisseur de vie et de mystère, c’est du pareil au même, qui dépassent, débordent le texte. C’est ce débordement qui est mis en scène sans faillir. Et dans cette maison, formidable scénographie servant une mise en scène irréprochable dans son approche singulière, chaque chambre, traversée par l’écho de l’enfance, est un huis-clos où l’espace ainsi réduit s’offre à la confidence impromptue, soudaine, vous protège et défend de la solitude ancrée qui vous dévaste. Cette maison dont le plancher grince où la cuisine qui les réunit tous est le centre nodal des conflits et des joies infimes, des tâches ancillaires et collectives, est sinon un personnage du moins le cœur battant à la chamade des relations entre chacun. La circulation d’une pièce à l’autre, une porte ouverte ou fermée, n’est jamais anodin qui souligne les liens se faisant et défaisant, les évitements et les réconciliations fragiles toujours provisoires.
C’est une mise en scène enflammée par la douleur et la colère, que l’amour ne s’avouant pas, ou si peu, ou si mal ne peut cautériser. Guillaume Barbot fait de chaque personnage détouré avec soin un bloc de souffrance pure que trahissent les corps qui jamais ne se touchent ou bien maladroitement. Contracté et froissé comme celui de Louis, Mathieu Perotto, dont les monologues en incises, confidence aux spectateurs, le voit comme imploser de l’intérieur, broyé en somme par cette décomposition familiale, sa propre vie se défaisant et l’aveux qui ne vient pas. Antoine, le corps tordu, se pliant prêt de tomber, gonflé par la colère, où le souffle vient à manquer, la voix de dérailler. Remarquable Yannick Landrein dont le personnage est la clef, on le comprend là, de cette pièce -plus que Louis osons le dire- lequel dans un dernier monologue expulse, crache toute la souffrance et le malentendu qui le ronge jusqu’à la pourriture et sous-tend sa relation avec Louis. Lui qui « se taisait pour donner l’exemple » avait trop à dire. « Rien ici ne se dit facilement ». Et c’est à l’avant-scène qu’une dernière explication a lieu, en terrain neutre. Parce que la maison, toujours elle, ne pouvait que circonscrire le conflit latent. Dans cette mise en scène Louis, étrillé, ne sort pas grandit. La causticité de Jean-Luc Lagarce, son ironie fait place ici à la rancœur et la méfiance. Et l’amour, quand même. Guillaume Barbot avance non à rebours du texte dans une volonté de s’en démarquer mais au contraire fouaille cette écriture magistrale au plus près et inscrit sa mise en scène dans les non-dits, les interstices béants et rêches d’un texte qu’on peut croire bavard, mais qui n’est qu’ellipses.
Et puis Guillaume Barbot ose. Ose une image inattendue. Substituer à Louis adulte l’enfant Louis, qui n’était jusque-là qu’ombre projetée comme un souvenir fugace et obsédant. Et le voilà l’enfant Louis, dans une scène cauchemardesque, qui apparait quand implose enfin la maison et qu’explose toute raison. C’est lui qui poussera le cris que n’a pas osé pousser l’adulte Louis une nuit d’été. Cet enfant là raccorde le passé au présent, et Guillaume Barbot trouve dans les blessures d’enfance dont on ne guérit jamais tout à fait la source souterraine de sa mise en scène si abrasive et le contour de ses personnages, de leur douleur et cicatrice mal refermée. Soulignons enfin combien les comédiens ici, tous, sont exceptionnels dans leur engagement qui jamais n’ébarbent leur personnage, empoignant la langue de Jean-Luc Lagarce, l’embrasant, leur offrant jusque dans leur mutisme obtus une vérité troublante et contrastée, contradictoire. Une troupe là-aussi qui participe de la réussite de cette création qui vous poigne, ce portrait de famille où chacun, comme toute famille, fait ce qu’il peut. Vivant de faire semblant.

Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène de Guillaume Barbot
Avec : Caroline Arrouas, Angèle Garnier, Yannick Landrein, Elizabeth Mazev, Mathieu Perotto, un enfant ( Thomas Polleri en alternance avec Alix Briot-Andreani)
Direction musicale : Pierre-Marie Braye-Weppe
Dramaturgie : Agathe Peyrard
Création lumière : Nicolas Faucheux
Scénographie : Benjamin Lebreton
Création sonore : Terence Briand
Création vidéo : Clément Debailleul
Costumes : Aude Desigaux
Construction du décor : Atelier du Théâtre national populaire-Villeurbanne
Régie générale et lumière : Karl Ludwig Francisco
Régie plateau : Jules Charret
Régie son : Rodrigue De Sa
Du 3 au 26 novembre à 20h
Le samedi à 18h, relâche les lundi10 et mardi 11novembre
Photo © coup de poker
Théâtre 13/Bibliothèque
30 rue du Chevalet
75013 Paris
réservations : 01 45 88 16 30
www.theatre13.com

