À travers un dispositif très simple, Reminiscencia propose une méditation sensible et troublante autour de la question de la mémoire et du souvenir. Assumant pleinement son ambition d’articuler la grande Histoire et des souvenirs personnels, la forme fait autre chose que simplement mettre les spectateur·ices face au vertige irrémédiable de la vie qui passe : elle est une entrée politique dans la question du temps.
En tressant des documents d’archive glanés sur internet et lors du confinement, Malicho Vaca Valenzuela, seul au plateau derrière son ordinateur, explore avec le public les conséquences de la politique chilienne dans le paysage de Santiago. Un spectacle performatif, dont le titre indique bien la teneur. Les souvenirs sont réactivés, reconvoqués, et dans le même geste apparaît aussi la distance qui nous sépare d’eux. Il est ici question de traces : quelles traces laisse-t-on dans le paysage, dans nos vies, et quelles traces la vie, la politique laissent-elles en nous ?
Si Reminiscencia paraît d’abord comme un dispositif théâtral très léger – une chaise, un bureau et un ordinateur dont le contenu est projeté sur un grand écran au lointain – le spectacle est en réalité une petite pépite d’effets très réglés qui finissent par surprendre par leur fluidité. Alors que Malicho, le performer, ouvre devant nous différentes fenêtres de son navigateur web pour nous emmener au Chili par réalité virtuelle, on comprend (au fur et à mesure qu’il fait des liens entre les différents lieux ressuscités par l’image), que le spectacle est en réalité réglé au cordeau, que tout est écrit, que la forme ne laisse rien à l’improvisation contrairement à ce que son esthétique pourrait faire penser. On avance dans le spectacle emporté par une théâtralité très joueuse, qui s’amuse par des effets de réel à simuler de l’hyper-spontané, mais en creux, on perçoit vivement l’écriture, tout à fait assurée, qui sait très bien où elle va.
À l’écran, on navigue entre les dossiers et les onglets Google Maps. Tour à tour ce sont des endroits de Santiago, des places, des hôpitaux, mais aussi le quartier d’origine de Malicho qui apparaissent. Il attire d’ailleurs notre regard sur de tout petits détails : les carreaux du sol d’un passage couvert d’une clinique, le revêtement des poutres de l’hôpital. On est d’abord fascinés et intrigués par une telle acuité mais très vite on comprend : à l’image d’après, la clinique est détruite, l’hôpital rasé. En nous invitant à observer des détails urbains de prime abord tout à fait insipides, le spectacle vient déposer en creux de ces images leur temporalité, leur vie à part entière. Notre environnement est bien l’œuvre de quelqu’un·e, de décisions. Ce qui nous entoure est le résultat de choix qui ont été pris, et que l’on finit par ne même plus voir. C’est dans cette méditation-là, que Reminiscencia nous entraîne. Une contemplation concrète et ce, par l’image, d’un temps à la fois retenu par des archives, et pour autant perdu, car la ville change toujours, et les traces du passé sont vite recouvertes.
Dans le quartier d’enfance de Malicho, les choses sont maintenues dans ce même vertige : pareilles et différentes. Ses grands-parents vivent dans la même maison depuis toujours, juste à côté de chez lui, mais sa grand-mère est atteinte d’Alzheimer et n’arrive plus à faire avec ce temps qui passe. Par des petits extraits de film, dont la qualité assez mauvaise rappelle que la forme s’est établie avec les moyens possibles lors du confinement, cette figure de vieille dame vient incarner cette nostalgie du temps perdu. Accrochée aux paroles des chansons de sa vie, elle n’a plus accès à sa mémoire que par éclats, elle est à la fois présente et absente, elle vit de très près ce que nous vivons tous à une échelle plus ou moins lointaine : une mémoire incomplète, une impossibilité de faire mémoire de tout, une capitulation devant le temps qui s’écoule. Ces fragments documentaires, mis en écho avec la situation politique et sociale du Chili de 2019, qui connaît cette année-là un soulèvement populaire historique, rappelle aussi le va-et-vient de la révolution dans un pays encore dirigé par une dictature à la fin du XXe siècle, qui oscille depuis entre des vagues d’émancipation et de répression. Les clichés de la Plaza Baquedano, tantôt noire de monde lors de la revuelta sociale, tantôt déserte, saisissent avec une simplicité déconcertante l’alternance de cette lutte politique, une lutte qui demeure cependant comme un fil conducteur, un motif dans la vie du pays, qui reste et revient.
Le plaisir est grand de traverser ce spectacle très humble, qui réhabilite aussi la poésie des appareils numériques de notre époque en réinvestissant le potentiel poétique de ces paysages pixelisés, de ces photos et vidéos prises à la va vite, à travers lesquelles on reconnaît les pratiques de notre génération, une génération mondiale, qui a mis en place par le web son propre système d’archive, sa propre mémoire.

Reminiscencia, conçu par Malicho Vaca Valenzuela
Assistanat à la mise en scène Ébana Garín Coronel
Lumières Nicolás Zapata
Régie générale et vidéo Malicho Vaca Valenzuela
Régie plateau Ébana Garín Coronel
Remerciements à mes grands-parents
© Christophe Raynaud de Lage
Du 22 au 24 octobre 2025
Durée du spectacle 55 minutes
Théâtre Des Célestins
4, rue Charles Dullin
69002 Lyon
Réservations : https://www.theatredescelestins.com/

