Crystal Pite et Simon McBurney signent une « chorégraphie théâtrale » magistrale et bouleversante, une mise en accusation lucide sur notre propre extinction programmée, la fin de notre humanité. En trois tableaux foudroyants se dessine l’apocalypse qui n’est pas pour demain. Elle a déjà commencé. L’anthropocène annonçait, contenait déjà notre perte. Et cela commence par une lugubre litanie qui semble ne pas finir : faune, flore et phénomènes naturels disparus. Incarné par un être hybride, danseur aux bras prolongés d’immenses cornes entrant en agonie. Un solo d’une sombre beauté et l’on songe à l’Albatros de Baudelaire.. Est ainsi souligné notre lien avec l’animal, notre animalité, son extinction irréversible annonçant la nôtre. Puis vient la métamorphose des danseurs, incarnant la part animale, végétale, voire minérale en chacun. Ils sont tour à tout banc de poissons, nuée d’étourneaux, horde de caribous, orchidées, montagne… C’est un ballet étourdissant, fascinant, fluide, d’une imparable précision. Ils n’imitent jamais, toujours dans la simple évocation mémorielle que trahit un geste, une attitude, un pas. Ballet qu’interrompt un discours glaçant d’un climatosceptique, une rhétorique absurde et tragique bien rodée, sur laquelle s’agite, hoquette tristement un danseur survolté, clown bureaucrate et politique où l’on reconnait la patte singulière de Crystal Pite. Au passage nous entendons Trump se déclarant un vrai écologiste… Et puis il y a ce squelette d’un tigre de java, disparu lui aussi, manipulé, fantôme de ce qu’il fut, qui soudain semble nous regarder fixement. Une mise en accusation qui se passe de tout discours. C’est d’ailleurs une des interrogations troublante qui parcoure ce premier tableau, notre regard sur l’animal et la façon insondable dont eux même nous regarde.

 Et l’homme dans tout cela ? C’est le second volet de cette trilogie, plus théâtrale, qui cherche à comprendre comment nous en sommes arrivés là. S’appuyant sur la théorie du cerveau divisé, entre hémisphère droit et gauche, d’Ian McGilchrist (The master and His Emissary), un cerveau promptement incarné non sans humour et dans un premier temps par les danseurs. Selon les époques nous privilégions l’un ou l’autre de ses hémisphères et cela porte à conséquence sur l’organisation de la société, l’interaction entre les individus. Et c’est en privilégiant aujourd’hui l’hémisphère gauche plus que le droit, la partie abstraite, renforcé par les outils numériques et les réseaux sociaux que nous courrons à notre perte. Désormais incapable d’empathie, l’homme vit dans un monde virtuel, fragmenté, ordonné par les algorithmes qui le coupe de toute relation humaine et sociétale, de toute réalité, de toute vérité. Sur le plateau c’est une armée de trader scrollant frénétiquement. Jamais les corps n’entrent en contact, nul regard envers les autres, devenus exécutant d’un ultralibéralisme où le vivant devient un enjeu politique et économique.

La mort conclue en toute logique cette trilogie. Mourir, vivre avec ses morts, donner la mort. Sont énoncé alors que meurt dans une chambre d’hôpital un patient les cinq étapes de décompositions. Quand vient se recueillir la famille, les douze étapes du deuil. A l’heure de la perte du lien avec le vivant, où vont les morts quand ils sont morts ? Chaque danseur prenant la parole s’exprime sur sa propre relation avec ses défunts. C’est soudain, dans cette création qui privilégiait l’ensemble, le collectif, une effraction dans un champs intime qui bouleverse. Ils sont, on le comprend là, la matrice de cette création. Et puis vient l’apocalypse, le chaos et le fracas des guerres. Les corps tombent sans honneur, dans l’horreur.  Un linceul passe de main en mains, de corps en corps. L’homme est son propre instrument de destruction. Et surgit de nouveau le squelette de ce tigre disparu devenu notre symptôme et la métaphore de notre condition à venir. L’apaisement, étrangement, vient au bout de ce chemin. Du chaos viendrait un nouvel ordre ?

C’est une fresque magistrale où l’association de Crystal Pite et Simon McBurney est redoutable d’efficacité, porté au plus haut par le Nederlands Dans Theater (NDT1), littéralement habité et d’une technicité redoutable de perfection. Danse et théâtre tressés sans que jamais l’un ne soit subordonné à l’autre, les corps transcendant un discours qu’ils n’illustrent pas mais dépassent, portant en eux cette bascule du monde que l’on espère réversible. Chorégraphie de groupe au cordeau, fluide, entre ralenti et accélération, ordre et chaos, que traversent quelques solos ou duo d’une grande puissance émotionnelle, Crystal Pite et Simon Mcburney n’oubliant jamais les conséquences ou les résistances, au-delà du collectif, sur l’individu. Les mouvements oscillent entre composition explosive et décomposition implosive. Traduction d’états intérieurs traversés, bouleversés par le délitement du monde. Ou dans sa simple mécanique, un corps purement organique. Les textes, qu’ils soient philosophiques, sociologiques, scientifiques et politiques, sont les supports, parfois envahissants, sans doute volontairement, dramaturgiques et scéniques de cet opus écologique qui ne tombe jamais, ou si peu et qu’importe, dans le didactisme systématique ou l’anecdote. Chaque tableau, d’une beauté grave, toujours en tension haute ne se relâchant pas, réhaussés des lumières spectrales et crépusculaires de Tom Visser, d’un choix musical idoine jamais assourdissant, de vidéo jamais envahissantes, est un exercice exemplaire de cohérence dramaturgique et chorégraphique, l’un n’allant pas ici sans l’autre et toujours sans heurt. Crystal Pite et Simon McBurney font du plateau un espace de réflexion, ils n’assènent rien que nous ne connaissions déjà sur notre époque foutraque et délétère, à moins d’une cécité volontaire, et démontre avec maestria de l’importance du théâtre et de la poétique comme enjeu critique, citoyen et politique. Nous revient en écho cette parole précieuse de Pina Baush, « Dansons, dansons sinon nous sommes perdus ». Et si nous sommes déjà perdus, il nous reste la danse.

Figures in extinction (The List / But then you come to the humans / Requiem), création de Crystal Pites et Simon McBurney

Avec les danseurs de la NDT1 : Alexander Andison, Denis Bawon, Anna Bekirov, Jon Bond, Conner Bormann, Viola Busi, Emmit Cawley, Conner Chew, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lassère, Caspar Mott, Genevieve O’Keeffe, Amela Campos, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Gabriele Rolle, Rebecca Speroni, Yukino Takaura, Lucas Tessarini, Theophilus Vesely, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk

Conception musicale originale : Owen Belton

Conception sonore : Benjamin Grant

Lumières : Tom Visser

Scénographie : Jay Gower Taylor (The List), Michael Levine (But then you come to the humans, Requiem)

Adjoint.e à la scénographie : Anna Yates (But then you come to the humans), Christophe Eynde (Requiem)

Conception vidéo : Arjen Klerks (But then you come to the humans)

Projection : Will Duke (Requiem)

Assistant projection : David Butler, Arthur Skinner (Requiem)

Concept fond de scène : Jay Gower Taylor

En collaboration avec Tom Visser

Costumes : Nancy Bryant (The List, Requiem), Simon McBurney (But then you come to the humans)

Dialogue additionnel : Georgia Pritchett (Requiem)

Voix : David Annen, Thomas Arnold, Brooke Bloom, Heather Burns, Max Casella, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Miles Jupp, Eric Morris, Ajay Naldu, Saskia Reeves, Dallas Roberts, Sarah Slimani, Arthur Wilson, Dan Wolf

Mise en scène des marionnettes : Toby Sedgwick

Conception et fabrication des marionnettes : Jochen Lange

Monteuse des vidéos : Ennya Larmit

Direction des répétitions : Francesca Carotti, Tamako Aklyama, Ander Zabala, Emilie Molnar (directrice artistique TDN1)

Photo © Rahi Rezvani

Du 22 au 30 octobre 2025 à 20h

Samedi 14h et 20h

Durée 2h25 avec deux entractes

Théâtre de la Ville

Place du Châtelet

75004 Paris

Réservation : 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com