Des trous dans les chaussettes comme des trous dans une histoire et une mémoire. Vanasay Khamphommala, longue silhouette réhaussée par un sinh couleurs marron et or, marche pieds nus, tourne en rond autour d’un petit autel, chaussettes trouées, comme une invitation à ne pas se fier aux apparences… et à se mettre à l’aise si d’aventure ce matin-là nous avions nous-mêmes enfilé la mauvaise paire. Nous sommes assemblés pieds nus dans un théâtre de circonstance, circulaire, composé de petits tabourets en plastique et d’assises à même un sol enluminé de tapis de paille multicolores. La trivialité de l’entame de ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) s’institue modeste entrée d’une performance qui annonce donner voix au chapitre aux ancêtres, aux esprits. Notre hôte est au four et au moulin : finissant de poêler quelques épices (réputées favoriser l’entrée en communication avec le monde des défunts), assumant son rôle de régisseur plateau à moins qu’il ne s’agisse de celui de medium 2.0 faisant assaut de cassettes et de micros, relatant, par bribes, l’histoire de son père, Laotien émigré en France, évoquant cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue mais dont on fêtera ce soir-là très opportunément l’anniversaire de sa naissance (date inconnue) puisqu’une telle hypothèse n’est pas plus incongrue qu’une autre.

ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère), à l’inverse des films du célébrissime réalisateur Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, ne se placera pourtant pas sous le régime des esprits, des fantômes ou des morts (souvent bien vivants, et débordant les autres vivants comme l’écrit Grégory Delaplace dans son livre La voix des fantômes), mais maniera de bout en bout une sorte de jeu d’esprit et d’équilibre, construisant et déconstruisant dans le même temps rite et croyance. Au risque de décevoir certains, il ne sera donc évidemment pas question de faire œuvre de magie, de produire des apparitions, sauf celle bien réelle d’un père, magnifique de surcroit. Il s’agira bien plus de se défaire d’une vision occidentale, exacerbée par de précédents épisodes aigus de fièvre spiritiste, de tables tournantes, et spectres effrayants au bout du couloir et tout le tsoin tsoin, bref ce que l’on nomme surnaturel, quand dans toutes les autres cultures, les esprits et leur cohorte d’avatars font partie intégrante de l’ordre des choses, de l’ordre naturel. Le performatif de Vanasay Khamphommala est en conséquence avant tout celui de la banalité, du prosaïsme, d’une presque quotidienneté. Son succès réside dans l’échec de ses tentatives médiumniques. Et de la même façon que son approche annule toute subjugation au royaume des esprits, chemin faisant, c’est aussi la possibilité d’une fiction, d’une représentation qui nous éloignerait du temps réel de la performance, qui est annihilée. ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) s’affirme par son temps réel, assemblant quelques pacotilles dans un précieux artisanat du mineur et du moindre. Ces artefact communiquent non pas avec les absents mais officient plutôt une scène de rapprochement où se raccommodent et s’accordent les vivants, à l’instar d’un père et d’une fille ou d’une performeuse et de son public.

Pour autant, les fantômes ne sont pas aux abonnés absents de cette proposition. Ils en sont les passagers clandestins, innervent la mise en scène, doublent la mise en jeu. Le spectre s’insinue dans le déplacement des voix d’un corps à l’autre, sorte de désappropriation, un père parlé par sa fille, les mots d’une fille articulés par un père, le spectre déploie sa gamme dans la superposition des bandes enregistrées, magnétiques (à tous les sens du terme), s’emparant des corps en présence. Le fantôme, c’est aussi la trace d’une culture dans une autre, la veste scintillante d’Elvis Presley sur les épaules frêles d’un vieil homme qui quitta il y a longtemps le Laos ou bien l’affleurement d’un madison bercé par le contrepoint d’un chant baroque. Vanasay Khamphommala œuvre avec délicatesse et subtilité, dans une profonde intelligence,  nous amenant à son sujet par des voies toutes sauf directes, produisant ces décalages minuscules. Quelque chose s’est déplacé, comme un objet qui, imperceptiblement ne serait plus à sa place habituelle. Un père et sa fille enjambent le passé comme un pas de deux, et nous invitent à nouer, ensemble, les fils du temps présent.

ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère),conception de Vanasay Khamphommala

Avec : Vanasay Khamphommala, Somphet Khamphommala et les voix de Sieng In Bounmisay, Naly Lokhamsay, Daly Hiangsomboun

Collaboration artistique : Thomas Christin

Création sonore : Robin Meier Wiratunga

Scénographie : Kim lan Nguyễn Thi

Travail chorégraphique : Olé Khamchanla

Costumes : Vanasay Khamphommala, Marion Montel Tissage Mai Bounmisay, Souksavanh Chanthavanh, Monkham Thongpanya

Régie générale, son, plateau : Maël Fusillier

Création lumière, régie lumière, plateau : Léa Dhieux

Photos présentées dans cet article : Christophe Raynaud de Lage

Durée : 1h15

Du 16 au 18 octobre 2025

Jeudi à 19h, vendredi à 14h30 et 20, samedi à 15h et 18h

Maison des Métallos

94 rue Jean-Pierre Timbaud 75011 Paris

Réservation : 01 47 00 25 20

https://www.maisondesmetallos.paris