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Pièce d’actualité n°13 : La peine, conçu et mis en scène par François-Michel Pesenti à La Commune – Aubervilliers

Mai 15, 2019 | Commentaires fermés sur Pièce d’actualité n°13 : La peine, conçu et mis en scène par François-Michel Pesenti à La Commune – Aubervilliers

© Fanch Du

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Un piano droit occupe le centre du plateau : monolithe noir, brillant, aux arêtes inaltérables : La peine… Les neuf participants à cette Pièce d’actualité n°13 ont été rencontrés, nous dit le programme, dans des bars, des métros, aux abords de la ville et ont été envisagés pour la peine qui les habite, et dont nous ne saurons rien.

Serait-ce la qualité de la lumière, aiguë, tendue, électrisant et animant l’espace qui s’offre au regard en espace de projection, serait-ce ces silhouettes immobiles apparaissant fantomatiques dans l’ourlet ombré de la scène, ou bien serait-ce ces chaises en bois disséminées alentour dessinant une assemblée à venir ou passée, il y a lorsque l’on pénètre la petite salle du Théâtre de la Commune la sensation intranquille d’entrer, comme chez Boltanski, dans un monde peuplé d’absences. Un monde en creux, mais dont les forces qui ont produit ces empreintes resteront inconnues, éloignées, hantant le hors champ du plateau. Un monde où les figures humaines apparaîtront comme autant d’énigmes, s’exposant dans l’absolu indéchiffrable de leurs peines, sans que nous n’en connaissions jamais l’origine. La causalité, fondement de tout récit, est absente dans le dispositif proposé par François-Michel Pesenti. La parole, inexistante (inexistence surlignée par quelques « encore » et « salut » dans la dernière partie). Le temps semble s’être suspendu comme si les êtres avaient été figés par une coulée de lave. Le temps semble avoir perdu sa chronologie réconfortante, se trouvant irrémédiablement sans queue ni tête, comme ce corps de femme retourné et suspendu tête en bas : « […] toujours mon âme est pleine de douleur. Une douleur, je ne sais pas pourquoi, d’où elle vient, où elle va » écrivait ainsi August Stramm à son éditeur.

Le plateau est cet espace où le temps s’est épuisé.

S’agissant donc de cette peine que chacun portera sur son front face au public et assumera avec courage comme la légende d’une photographie (on pense incidemment aux photos de Walker Evans pour l’ouvrage Louons maintenant les grands hommes de James Agee), elle se donnera à voir comme on porterait un masque, sans pouvoir préjuger de celui ou celle qui le porte, et sans jamais altérer la singularité de chacun. Comme dans la technique de moulage à cire perdue, la peine est venue prendre forme et remplir ces corps, ces visages, et chemin faisant se fondra dans les formes et les gestes qui émergeront du plateau : un revers de main frappé au sol, des corps portés par d’autres corps, ou couchés au sol, épileptiques, des nudités offertes comme des dépouilles, des pas saccadés de flamenco et de douleur, des cheveux détachés, des mains aveuglant les yeux, la bouche ouverte dans un cri…

Si, dans l’histoire de l’art, la douleur, la peine, se sont progressivement condensées et constituées par une sorte de réduction indépassable en formes pathétiques (pathosformel selon le concept d’Aby Warburg), le spectacle de François-Michel Pesenti s’en affranchit dans la plus grande liberté, inventant ces formes nouvelles, écorchées vives, dans un prosaïsme à la noire incandescence.

Deux astres noirs justement brillent dans le paysage de La peine : Robert Wyatt (Sea song) et Gérard Manset (Attend… que le temps te vide). La peine est indicible, elle ne peut être relatée : elle ne peut que se donner à voir, ou au mieux, elle ne peut se faire entendre que par l’entremise d’une chanson écrite par un autre (Robert Wyatt) dans une langue étrangère. Dans le premier volet du spectacle, une femme s’approchera puis entamera d’une voix rauque Sea song de Robert Wyatt. D’autres la suivront tour à tour, comme autant de fragments se détachant d’une communauté invisible. Chacun faisant irréductiblement sienne cette chanson et ces paroles partagées pourtant par tous. Chacun la sommant au nom de sa peine. Le chant pourra sonner faux et pourtant il sera infiniment juste pour chacun. Dans un monde où les émotions sont soumises à des échelles de valeur et corsetées en société dans des modes d’expression soigneusement prédéfinies, La peine se révèle profondément politique par ces appropriations dissonantes et par son exposition.

Dans la chanson de Robert Wyatt, quelques mots se détachent: When it’s time to play at being human for a while, please smile. La peine s’inscrit dans la comédie humaine à laquelle nous participons tous.

Enfin, et sans doute aurait-il fallu commencer par cela, La peine, ce sont ces neuf présences, fortes de leurs fragilités, d’une beauté qui s’arrache à la réalité, s’affirmant sans vaciller, dans l’être-là vertigineux d’un plateau sans récit ni fiction. Il n’y a qu’eux, ils sont tout. Sans peur. Ils sont les machinistes et les souffleurs de notre théâtre intérieur. Dans cet instant dilaté à l’infini qu’est La peine, troué par le seul refrain lointain d’une chanson, ils accomplissent une mise au monde où leur peine acquiert la majesté. Où, peut-être, elle sera commuée. Et lorsque la dernière figure vociférant la chanson de Robert Wyatt se noiera dans l’obscurité, on distinguera comme dans une peinture noire de Goya les traits d’un rire grimaçant dans un visage tordu de douleur.

 

© Fanch Du

 

Pièce d’actualité n°13 : la peine, conception et mise en scène François-Michel Pesenti

Assistant à la mise en scène François Lepage

Lumière David Pasquier

Son Géraldine Doudouet, Antoine Lengo

Régie générale Caroline Sart

Avec Marcelle Basso, Agnès Berteloot, Franck Bertuzzi, Chica, Marine Dubois, Jade Fiess, Antoine Lengo, Philippe de Reilhan, Olga Theuriet

 

Du 10 au 23 mai 2019

Durée 1h05

 

La Commune

Centre dramatique national

Aubervilliers

2 rue Édouard Poisson

93 300 Aubervilliers

 

Réservation au +33 (0)1 48 33 16

www.lacommune-aubervilliers.fr

 

 

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