© Magda Bizarro
ff article de Denis Sanglard
Plus que l’histoire d’Antoine et Cléopâtre c’est avant tout l’histoire de deux chorégraphes qui s’emparent de cet amour légendaire et le racontent, à leur façon. Ni l’une ni l’autre ne sont Cléopâtre ou Antoine, ils sont et restent Sofia Diaz et Vitor Roriz qui nous racontent Antoine et Cléopâtre. Lui Cléopâtre, elle Marc Antoine. Parce que dans la cristallisation amoureuse « l’âme d’un amant vit dans un corps étranger » dit Plutarque. Et ce que dit Plutarque, Tiago Rodrigues le met en scène. Ce n’est pas l’œuvre de Plutarque pourtant (Les vies parallèles où le portrait de Marc Antoine), ni de Shakespeare, encore moins celle pharaonique de Mankiewicz (qu’ici la musique du film éponyme et signée Alex North ponctue avec malice) mais un double palimpseste où l’écriture chorégraphique a autant d’importance que ce qui est énoncé, une écriture en creux dans le creuset du texte, une vérité intime, voire inconsciente, que l’écriture ne pourrait exprimer ni atteindre. Parfois bribes et citations surgissent, quelques vers empruntés de la tragédie shakespearienne, pas plus, dans une volonté affichée d’inscrire cette création dans un processus à la fois de transmission mais également d’interrogation, de quoi cet amour où la politique entre en jeu peut être fait et en quoi et comment peut-il se défaire, quels en sont les enjeux qui le déterminent et dépassent au final nos deux amants. A l’image de ce grand mobile ocre et bleu, aux couleurs de l’Egypte, qui domine le plateau, cet amour est instable qui ne repose sur aucun équilibre, comme toute passion, ou bien si fragile dans son mouvement perpétuel insaisissable, et ne peut que les mener à leur perte. Les corps dessinent une géographie amoureuse, toute en sensualité, et pourtant jamais ne se touchent, ne s’enlacent, à peine s’effleurent-ils. Leurs bras toujours tendus dans une fugitive évocation d’un théâtre baroque, parfois l’un vers l’autre, semblent porter avec délicatesse les dépouilles ainsi manipulées et mis à distance, ou déjà mortes, de ceux qu’ils évoquent avec minutie et qu’ils se refusent à être pour ne rester que dans l’évocation et non l’incarnation. C’est dans la parole, performative, de l’une et de l’autre, de Cléopâtre à Antoine, que la passion énoncée se déploie avant de s’étioler. C’est toujours par la parole que sur ce plateau nu la mise en scène se fait. Non par le si magique du théâtre mais par la répétition têtue du « il dit », « elle dit ». C’est par le souffle énoncé, expiration / inspiration, que ces deux sont en accordailles, la phrase alors scandée comme un cœur qui bat à l’unisson de l’autre. Il faut entendre cette fin, la mort d’Antoine, où la même phrase répétée obstinément épouse les battements d’un cœur mourant… c’est tout simple, sans effet, et pourtant d’une force ineffable. C’est un exercice de style, où la poésie épouse le théâtre et la danse réunis dans un même élan, et il faut le voir ainsi, dans sa fragilité. Surtout ce qui relie Sofia Diaz et Vitor Roriz, et qui éclate avec évidence sous nos yeux, c’est leur si belle complicité qui sublime cette passion légendaire et sa mise en scène.
© Magda Bizarro
Antoine et Cléopâtre, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues
Avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare
Avec Sofia Diaz et Vitor Roriz
Scénographie : Angela Rocha
Costumes : Angela Rocha et Magda Bizarro
Création lumière : Nuno Meira
Musique : extraits de la bande originale du Film Cléopâtre (1963) de Mankiewicz, composée par Axel North
Collaboration artistique : Maria João et Thomas Walgrave
Traduction française : Thomas Resendes
Construction du mobile : Décor Galamba
Direction technique et régie lumière : Càrin Géada
Régie générale : Catarina Mendes
Jusqu’au 14 mars 2025
Du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, relâche le dimanche
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservation : 01 43 57 42 14
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