Comme l’avait démontré Brecht dans Splendeur et misères du troisième Reich, la censure en terrain totalitaire désagrège, outre le tissu social, les relations conjugales, filiales, fraternelles, amicales, minées par la défiance. L’Iran actuelle se noie dans une mer de mensonges, là-bas même les cinéastes sont clandestins. Asghar Farhadi, dans son long métrage A propos d’Elly montrait que la dissimulation, quelles qu’en soient les intentions, bonnes ou mauvaises, sont omniprésentes en Iran, chacun les pratique plus ou moins au vu et au su de tous.

Trois couples et leurs enfants, plus Ahmad, un trentenaire rentré d’Allemagne après des études universitaires et un premier mariage raté, ainsi qu’une jeune femme, Elly, se retrouvaient au cours d’un week-end sur les bords de la mer Caspienne. Sepideh, organisatrice du voyage et épouse d’Amir avait invitée Elly dans le secret espoir qu’elle ne resterait pas indifférente au charme d’Ahmad. Elly semblait distante, fuyante, triste, mais personne ne se souciait de l’interroger, tant que tout allait bien et qu’il avait été décidé qu’elle était une fille « convenable ». On ignorait jusqu’à son nom de famille. Puis elle disparait, s’est-elle noyée ou a-t-elle fui le groupe ? Sepideh et son mari Omid sont alors très inquiets. Seule Sepideh sait qu’Elly ne voulait ni venir ni se marier avec Ahmad. Qui est Elly ? quelles sont ses motivations ? pourquoi l’avoir forcée à venir ? Chacun se confrontera aux difficultés de la recherche d’une vérité que personne ne maîtrise et rejettera la responsabilité sur un tiers, l’unique moyen de sauver la face vis-à-vis de la famille d’Elly, des autorités, est de mentir et c’est l’engrenage.

On comprend que Jolente De Keersmaeker et Scarlet Tummers de la compagnie flamande tg STAN aient eu envie d’adapter avec onze comédiens d’origine diverse (Iran, Flandres, Afghanistan, Pays Bas) ce drame choral en huit clos au scénario digne d’un Tchekhov. Mais le cinéma de Farhadi traverse mal la scène ici. Il aurait fallu s’émanciper de son contenu visuel et textuel pour accomplir un geste théâtral créatif. Or les scènes et les dialogues du film sont repris fidèlement sans les moyens du septième art, la présence lancinante de la mer en hors champ, les fondus enchainés fantomatiques, les plans rapprochés, celui par exemple où Elly faisait voler un cerf-volant avec la mer et le ciel en arrière-plan. Elly criait de joie et courrait sur la plage en regardant le cerf-volant. Ces images avaient un impact sensoriel, émotionnel et pas seulement esthétique après une scène où elle se trouvait bloquée sous l’autorité symbolique de Sepideh qui l’empêchait de partir. Dans l’adaptation des tg STAN, tout est sur le même plan et ça manque de contrastes, de puissance. Les séquences se succèdent à vide.

Ça avait pourtant bien commencé, le prologue est de toute beauté. Elly, roule sur une plage de galets grisâtre dans la pénombre gris-bleu qui d’emblée renvoie à l’absence, l’incompréhension, le deuil de la liberté. Le groupe d’amis surgit à la façon d’une famille de comédiens dans une ambiance festive ; on imagine une fresque sur la vie d’une troupe familiale qui répète au plateau. Le décor s’y prête, toutes les ficelles, les rouages sont de part et d’autre de l’espace de jeu. On voit le « champ » et le « hors champ », la pièce en train d’être créée et l’on est dans un paysage mental avec du vent, de la brume, des accessoires On aime la fragilité des moyens, la poésie des éléments extérieurs qui apparaissent, une bâche tient lieu de mer démontée, comme sur un plateau de tournage. Mais on perd ce fil dés le moment de bascule tragique, la tension se relâche alors qu’elle est censée monter d’un cran. Pourquoi avoir confié à des adultes les rôles d’enfants ? leurs pitreries sonnent faux. Un regain d’intensité retrouvée à la toute fin, on voit les hommes rieurs qui deviennent agressifs puis prostrés comme si la lueur de la mer agitée et les murs que l’on imagine décrépis déteignaient sur eux. Chacun est dans son espace, comme autant d’îlots de petits individus séparés à jamais. Ils quitteront cette maison pour toujours, on doute qu’ils se revoient,  et leurs mensonges ont un air de défaites, quand celles des cinéastes iraniens résonnent comme des victoires.

A propos d’Elly, d’après le film d’Asghar Farhadi
Concept : Jolente De Keersmaeker, Scarlet Tummers
de et avec : Luca Persan, Kes Bakker, Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker, Lukas De Wolf, Anna Franziska Jäger, Manizja Kouhestani, Armin Mola, Mokhallad Rasem, Scarlet Tummers, Stijn Van Opstal
Décor : Joé Agemans, tg STAN
Lumière : Luc Schaltin
Costumes : Fauve Ryckebusch
Concept musical : Frank Vercruyssen
Dramaturgie version française : Khatoon Faroughi

Photo : © Kvde.be

Jusqu’au 20 décembre, du mardi au vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 15h

Durée : 1h 45

Théâtre des Amandiers-Nanterre

7 avenue Pablo-Picasso

93200 Nanterre

Réservation : 0146147000

www.nanterre-amandiers.com