Lecture de Plume –
Des adolescentes nous guident à travers les divers locaux de leur lycée, qualifié ZEP, désignant ou évitant les caméras de vidéosurveillance, censées concourir à la sécurité dans cette enceinte. Débordantes de vie, elles nous livrent leurs points de vue, dans une mise en abyme du cinéma, avec un langage actuel, et une espièglerie qui s’étend du constat à la contestation réfléchie.
De l’éducation en… questions
Cette pièce de Sonia Chiambretto, Zone d’Education Prioritaire, est déconcertante, inattendue, innovante ! Cet auteur, qui prétend écrire ce qu’elle entend, n’entend précisément pas de façon commune. Et sous la particularité de son entendement, émerge une nouvelle expression théâtrale. Un théâtre de pointe, qui interroge, fait mouche et mériterait un nom tel que « théâtre de la fracture », tonique, vivifiant, aiguillonnant, voire judicieusement brisant, et très éloquent sous le fragmentaire qu’il organise.
Pas moins de quatre types de fractures s’offrent à nous sous sa plume pour nous interpeller : –Une fracture de l’aire, tout d’abord. La scène est le lycée, morcelé, en divers espaces (cours, couloir, CDI etc.) éclairés, chacun à son tour, pourrait-on dire, suivant le cheminement des deux personnages principaux, Kate et Bone, affublées de leur sac à dos et d’une gomme. Mais aucun décor, ni aucun éclairage ne sont mentionnés. –Une fracture de la diction. Là encore, aucune annotation sonore. Seule la calligraphie, qui passe aux majuscules d’imprimerie pour nous signaler que la réplique est dite à voix forte, ou, l’usage du slash, qui découpe un mot en plusieurs parties pour nous indiquer la prononciation à suivre, donnent le volume et le ton. –Une fracture de la facture elle-même. Le schéma de cette pièce ne renvoie pas à une structure courante. Les changements de scènes sont chiffrés et introduits pas des titres topographiques (« I. L’ACCUEIL », « V. La COUR C » etc.), avec focalisations progressives sur tel détail (exemple « dans la travée, entre les rayonnages ») de l’espace visité. Des changements de rythme intra-scène passent par des cassures sonores (« chut », « sifflets », « oiseaux »…). Une simple indication fléchée, suivie de « Véloce », engage à l’accélération des répliques et scinde la pièce de théâtre en permanence en deux rythmes parallèles, mais simultanément à l’adresse du lecteur comme du metteur en scène. Des symboles (flèche, smiley, ligne discontinue…) troublent nos habitudes visuelles de lecture scénique. A une économie de didascalies répond un foisonnement de répliques « didascalisantes » (« BONE. Le gymnase divisé en deux KATE. L’escalade, le volley dans le même temps »), inversant ainsi souvent les marques du lu et du dit. -Et enfin, fracture de la fracture sociale. Ces lycéennes de la ZEP, « qui n’ont aucune priorité », ne se replient pas sur leur destin tout tracé d’adolescentes en marge. Entre rires, gloussements, plaintes, observations, critiques… jaillit leur découverte du contemporain. En même temps que les locaux, Kate, Bone et les autres, passent en revue les questions de leur âge (amour, sexe, rap, prof, pédagogie, vêtements…), et surtout, celles de l’actualité : les éclats du monde tel qu’il surgit, exil, terrorisme, colonialisme, immigration, intégration, tortures, démocratie, dictature, guerre en Irak, religion, peine de mort, identité … La cantine, où l’on s’y bat violemment pour atteindre la nourriture quotidienne, n’est elle-même qu’un microcosme des terres belliqueuses (et une remise en question de la sécurité filmée !). Et la victoire de cette jeunesse est, non de se résigner ni de tout casser, mais d’en débattre, et d’aiguiser son libre-arbitre, ses seules armes étant la parole et une gomme !
Une pièce cinglante, impertinente (« KATE. Le pays des droits de l’BONE. GOMME ! »), courageuse, fraîchement publiée (janvier 2010) et qui ne demande qu’à connaître le bonheur d’une scène.
Zone Education Prioritaire
De Sonia ChiambrettoEditions Actes Sud
18 rue Séguier, 75006 Paris
www.actes-sud.fr