© Hervé Veronese
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
C’est un mur d’images vidéos défilant comme au volant d’une voiture. Deux vidéos projetées côte à côte de paysages urbains, périphériques, d’habitants vacant à leurs occupations sur une autre terre bien éloignée du Centre Pompidou. Ce sont deux micros sur pied, de part et d’autre de la scène, pressentant un duo. A cette harmonie du double parfaitement symétrique répond la solitude de Yaïr Barelli. Un nombre impair, indivisible sinon par lui-même, indivisible comme une terre que chacun clamerait comme étant celle de ses ancêtres, sacrée. Laissant planer le doute sur la réalité de sa genèse, ZAMAN sans toi est un projet pensé et conçu comme une utopie politique, une forme spectaculaire qui ferait fi de la realpolitik, s’imaginant mettre en scène une Iranienne et un Israélien sur un même plateau, la fiction de la réunion artistique de deux personnes de nationalités administrativement infréquentables (il n’est pas possible, nous rappelle Yaïr Barelli, de voyager en Iran avec un passeport israélien, et vis-versa). Chacune héritant des postures, menaces et discours guerriers de leurs gouvernements. ZAMAN sans toi se fonde sur un rêve artistique et politique, mais se construit dans l’impossibilité de son effectuation. ZAMAN sans toi est le fruit du retrait de cet autre, une absence paradoxalement visible sous les traits d’une présence fantomatique suggérée tout au long de la pièce par des emplacements vides en contrechamp de l’autre protagoniste, par une voix off qui émeut comme un dernier enregistrement avant disparition, et par ces corps à corps de lutteurs ou ce French kiss, où l’autre aurait abandonné la partie, et où celui qui reste ne peut plus embrasser qu’un vide. La pièce de Yaïr Barelli intègre avec une émouvante et passionnante lucidité ce déséquilibre, fonctionne mécaniquement dans cette retenue qui s’impose faute de contrepoids, au risque sans cela de l’écroulement. « Je suis contre toi », ce chant conjuguant d’une triste ironie la voix de l’absente à celle de celui qui est présent, englobe autant l’adversité que la proximité, autant la lutte que l’équilibre, qui ne peut plus être qu’artefact, illusion. Par cet autre manquant, s’exhale subliminalement un parfum poétique semblable au Cantique des cantiques où locuteur et locutrice, se cherchant sans fin, semblent parler depuis une irrémédiable solitude quand bien même ils embrasseraient la figure du double amoureux.
ZAMAN sans toi traverse le corps du public, déversant ces images hypnotiques par leur déroulement inépuisable, nous envahit par la diffusion saturée de chansons israéliennes, iraniennes, entrecoupée d’extraits de discours politiques, à la manière d’une radio emplissant à tue-tête l’habitacle d’une voiture. Dans ce procédé mouvant, s’immisce discrètement comme un hommage au grand cinéma iranien, célèbre pour avoir utilisé au moins à deux reprises ce même dispositif, propre à déjouer les censures au moment du tournage et capable de faire entrer la vie de leurs compatriotes anonymes par la vitre d’une voiture, avec Abbas Kiarostami (Ten)et Jafar Panahi (Taxi Téhéran). Ce cinéma, inventif, incroyablement humaniste, comme une réponse à la bêtise et à la cruauté des mollahs, est aussi, d’une certaine façon, l’autre passager clandestin de l’œuvre coup de poing de Yaïr Barelli, profondément innervée par la géopolitique du temps présent. La force de la reprise de cette pièce dans le cadre du festival Hors Pistes du Centre Pompidou est décuplée par sa triste actualité (qu’il faudrait comprendre au sens français de contemporain mais aussi anglais, actual, renvoyant à l’indépassable réel), avec l’embrasement du conflit israélo-palestinien et ses répercussions non seulement dans le monde arabe mais jusqu’ici. Rarement œuvre aura autant résonné (et l’on peut entendre cela également au sens d’une saturation sonore et mentale) car depuis le jour de sa création, ZAMAN sans toi bruit désormais pour nous aussi de la fureur et de la terreur qui a emplit l’espace public jusqu’à nos rives, quand jusque-là elles étaient euphémisées et reléguées à un conflit qualifié, cyniquement, de basse intensité, avant tout pour nos oreilles lointaines se contentant et confortant d’une injustice qui ne faisait pas de vagues au-delà de cette terre lointaine. Lors de cette représentation le 3 février 2024, notre esprit est à l’image du corps du danseur : pétri de tensions, encombré de voix vociférantes et indémêlables. Difficile de se déprendre et de mettre à distance le drame qui se joue là-bas. Dans ce combat de lutte gréco-romaine, dans ce corps à corps avec les forces qui néantisent l’humain, celui qui prend la place laissée vacante, emporté par un maelstrom d’émotions, c’est moi, c’est nous.
© Laurent Paillier
ZAMAN sans toi, conception et interprétation de Yaïr Barelli
Création lumière et espace : Yannick Fouassier
Création sonore : Jonathan Reig
Regards extérieurs : Alix Boillot, Kerem Gelebek
Durée : 1h environ
Le samedi 3 février 2024 à 19h
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
Tél : 01 44 78 12 33
comment closed