© Jörg Baumann
fff article de Denis Sanglard
A l’origine, une légende japonaise Shuntoku Maru. L’histoire d’un enfant devenu aveugle par la malédiction de sa belle-mère, Yoroboshi (« le faible »), abandonné par son père après son remariage. Un conte avec sa part naturelle de cruauté absolue adapté de façon résolument contemporaine par la dramaturge, metteuse en scène, romancière et directrice artistique du Kinosaki International Art Center (KIAC), Satoko Ichihara. Une mise en scène audacieuse et fascinante par la volonté affiché et crâne de son parti pris franc et de son propos sans concession, la violence brute et la crudité sans fard et explicite des situations exposées, que le choix du Bunraku, le théâtre de marionnette japonais traditionnel, caractérisé par la manipulation à vue mais réduite ici à un seul marionnettiste au lieu des trois habituels, autorise par la distance naturelle et le décalage qu’il opère. Une distance renforcée par l’interprétation du récit par une unique narratrice, mode de narration traditionnel là aussi, qu’accompagne une joueuse de biwa, Kakushin Nisihara, qui intègre dans sa partition des éléments bruitistes et électroniques créant une atmosphère dramatique prégnante, un climax singulier franchement angoissant. Sachiko Hara, la narratrice, habillée comme une poupée Barbie (©) cosplay trash et punk, joue de sa voix protéiforme singulière et performe littéralement ce récit sans pudeur qu’elle exhausse magistralement jusque dans l’innommable.
Mais Satoko Ichihara ne cesse de brouiller les pistes par une mise en abyme vertigineuse, des enchâssements surprenants où ces poupées, sculptures quasi-réalistes, hyper sexualisées, agissent comme des révélateurs, exutoires de nos pulsions archaïques enfouies rejoignant en cela les fondamentaux des tragédies grecques. Sexualité, perversions, inceste, parricide, viol et violence, genre, nul tabou ici qui aborde frontalement les interdits, y compris ceux de leur représentation sur un plateau, ne s’embarrassant pas de métaphore, mis en scène, exposés froidement et sans filtre aucun et culminant dans un deuxième acte où la réalité, le réalisme cru du premier acte se dilue brutalement dans un fantastique apocalyptique et gore. C’est obscène au sens le plus stricte en ce qu’il est révélation, monstration de ce qui est d’ordinaire caché, l’expression de l’objet d’un interdit social. Rien d’érotique donc par son objectivation même, encore moins pornographique qui fait appel à notre jugement (« dis-moi ce que tu tiens pour pornographique, je te dirais qui tu es ». Gilles Lapouge). En cela le choix de la marionnette, objet historiquement transgressif par excellence, est d’une logique imparable, d’une intelligence dramaturgique idoine.
Cet enfant aux yeux crevés et abandonné dans une déchèterie, recueilli par des pantins, eux aussi rejetés dans ce no man’s land, devient un objet sexuel, un jouet manipulable qui se vend, avec l’illusion désespérée et chevillée au corps d’être un humain, qu’un cœur arraché lors d’une passe convainc de sa réalité. Ce que nous étions persuadés, force de l‘art marionnettique et de sa catharsis, et qui n’était pas. S’il n’y avait les marionnettistes derrière on pouvait le croire fermement tant la mise en scène brouille sciemment nos repères jouant des possibles de la théâtralité et de l’équivoque, l’ambivalence de la marionnette. Et justement, le travail qu’accomplissent les manipulateurs est une d’une finesse absolue qui exige l’effacement sans jamais occulter leur présence qui fait toute l’ambiguïté et le trouble de cette mise en scène plus retorse qu’elle n’y parait.
C’est bien le tour de force de cette mise en scène très subtile de jouer sur cette présence /absence qui, quelque part, peut exempter les marionnettes de leurs actes les plus insanes. Ce que semble vouloir exprimer Satoko Ichihara par la relation étroite qui lie le marionnettiste et sa créature, c’est que tout être faible et dépendant est potentiellement manipulable, jusqu’au pire et l’insoutenable. La marionnette au final ne peut exempter l’homme de sa responsabilité, elle n’est que le miroir de ses instincts. Le choix du Bunraku s’avère donc ici fort intelligent qui permet également d’enchâsser deux réalités possibles en un seul récit où la forme coïncide possiblement avec la morale de la fable. Une question de regard, de projection de nos propres préjugés et préventions porté sur ces poupées qui accusent notre condition, réceptacle de ce qu’il peut y avoir de pire en notre humanité. La cécité de Yoroboshi c’est la nôtre qui s’illusionnons sur notre condition, nos actes, comme il est affirmé dans ce conte revisité où « la mort et la vie ne sont qu’un spectacle de marionnette ». C’est une création captivante , qui peut paraître malaisante et provoquer le rejet, mais dont la force tient à ce qu’elle ne concède rien quant à son sujet et la forme choisie, en accord parfait, qui révèle crûment la part obscure et universelle, tragique, en chacun.
© Jörg Baumann
Yoroboshi : The Weakling, texte et mise en scène de Satoko Ichihara
Narratrice : Sachiko Hara
Marionnettistes : Terubu Osaki, Seira Nakanishi, Ryota Hatanaka, Tomarimaimai
Musique (biwa) : Kakushin Nishihara
Coordinateur musique : Kenichi Lijima
Scénographie : Tomomi Nakamura
Lumière : Rie Uomori (kehaiworks), Hitomi Kiuchi
Son : Takeshi Inarimori
Vidéo : Kotaro Konishi, Kosuke Oku
Costumes : Hanaka Kiki, Natsuki Oku
Création des poupées : Eri Fukasawa, Yosuke Sato, Yuna Yoshida, Kenichiro Okonogi, Mugiho Sasaki
Aide à la création des poupées : Mika Kan
Régisseur : Daijiro Kawakami
Assistant régisseur : Yuhi Kobayashi
Du 7 au 11 novembre 2024
Jeudi, vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche et lundi à 16h
Durée 1h30
T2G- Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National
41 avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
Réservations : 01 41 32 26 26
Tournée : 15 et 16 novembre 2024, De Singel (Anvers, Belgique)
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