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Xiao Ke, conception Jérôme Bel, à La Commune – CDN – Aubervilliers, avec le Festival d’Automne

Oct 25, 2021 | Commentaires fermés sur Xiao Ke, conception Jérôme Bel, à La Commune – CDN – Aubervilliers, avec le Festival d’Automne

 

© Jérôme Bel

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

La dernière fois que je vis une femme raconter sa vie, ce fut au cinéma : Fengming, chronique d’une femme chinoise, magistral documentaire de Wang Bing (2012). Cadre fixe. Juste quelques plans pour un monologue de plusieurs heures où le déclin de la lumière du jour est le seul indice du temps qui passe pendant le récit, couvrant plusieurs décennies, de la vie de Fengming et de son mari, déporté dans le désert de Gobi lors des campagnes « anti-droitistes » lancées par les autorités maoïstes dans les années 1950 et 1960.

Entre ce documentaire et Xiao Ke, le dernier portrait proposé par Jérôme Bel, il y a, au-delà des nombreuses différences, une sorte de parenté sensible. Car non seulement Xiao Ke, à l’instar de Fengming, par son récit biographique, nous fait singulièrement accéder à une histoire qui nous est lointaine : une histoire de la danse en République Populaire de Chine, témoignant aussi bien de la mise au pas d’une société que de ses friches de liberté artistique, mais Xiao Ke se construit également et notamment sur une vidéo en plan fixe imposée par la transmission Zoom.

« Ceci est un projet expérimental » nous prévient Jérôme Bel sur le plateau de La Commune à Aubervilliers (nous pourrions lui répondre que tout spectacle vivant devrait être une expérimentation), et nous rappelle la genèse de ce projet au départ commande du Centre Pompidou avec le West Bund Museum à Shanghai. Portrait d’une danseuse chinoise dont le nom lui fut soufflé puis plébiscité par ses contacts FB, Xiao Ke fut composé et réalisé à distance, la compagnie de Jérôme Bel ne voyageant plus par avion pour des raisons écologiques, fut élaboré en période de pandémie, les périodes de confinement alternant entre Chine et France comme des vases communicants entre Orient et Occident. Ce portrait fut présenté en public à Shanghai en novembre 2020, en présentiel dans le jargon de notre nouveau monde. Puis Jérôme Bel eut envie de faire un aller-retour, que ce portrait soit montré en France, avec Xiao Ke à Shanghai, dans une forme virtuelle donc.

Xiao Ke, tel que présenté avec la Festival d’Automne, est donc un avatar pour la scène française du Xiao Ke made in China. Et Jérôme Bel est en personne le truchement de Xiao Ke. Le dispositif : Xiao Ke dans son appartement de Shanghai, connectée avec une webcam via Zoom, projetée sur un immense écran vidéo à La Commune, Jérôme Bel assis à une table équipée d’un ordinateur. Et nous.

De manière assez inattendue, Xiao Ke instille une épaisseur poétique, faite de légers écarts, de délicatesse, de respect, de fragilité, de candeur, à cet outil technologique que nous avons chacun expérimenté ad nauseam pendant la période de confinement : la réunion vidéo. Dans le sillage de Walter Benjamin et de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, on pouvait craindre un assèchement, un appauvrissement de l’expérience du portrait tel que nous l’avions connu avec Cédric Andrieux par exemple, cette proximité qui devenait presque une sorte d’intimité, une séduction, dans le partage d’une conversation, d’une transmission. Mais c’est comme si cet ultime déplacement de la représentation à l’expression de sa communication n’avait rien entamé à son essence, mais avait au contraire échauffé par sa poésie et sa familiarité l’humeur froide d’un tel support… Allons plus loin : cette distance imposée par le média opère comme une prise en charge de ce que l’on nomme habituellement le fossé culturel pour mieux nous en décharger et passer à l’essentiel : cette proximité, cette immédiateté entre les êtres que l’art est seul capable d’instituer. In media res. Sans truchement.

Xiao Ke est à la réunion vidéo, ce que La voix humaine de Francis Poulenc fut à son époque pour le téléphone. La mise en abyme d’une époque dans le reflet de nouvelles technologies.

Depuis son appartement, dans le cadre fixe de la web cam, Xiao Ke se détache avec précision, netteté, avec ce teint pâle de fine porcelaine, offre son visage en plein écran, visage dressé à sourire, à se parer de tous les traits du masque de théâtre, visage transparent où affleure la sereine volonté de danser pour soi-même. Ou culbute, pour faire jaillir un cul à l’écran qui se met à évoluer à l’image comme un regardeur, citant ainsi la performance qu’elle réalisa dans une galerie d’art contemporain (« Quand je danse vous regardez mon cul »).

Passant par l’école de danse folklorique, par le ballet chinois (fusionnant ballet classique, opéra chinois et arts martiaux), par les danses commerciales, par la danse contemporaine et la performance, Xiao Ke incarne cette économie des corps dans la société chinoise, formatés à l’obéissance (mais ceci est vrai dans toute société), doués d’une irréductible résilience, dont l’évolution à travers les dernières décennies révèle les changements qui ont affecté la Chine depuis le communisme jusqu’au capitalisme actuel. D’un corps uniformisé et instrumentalisé donnant corps à une idéologie d’état, d’un corps en quelque sorte possédé par l’instance politique, à un corps singulier, sauvage, mais aussi nouveau capital de l’individu, entrepreneur de lui-même, dans cette nouvelle société qui n’hésite plus à écraser les corps sous les roues des camions.

On pourrait dire que Xiao Ke est l’encyclopédie politique vivante du contrôle des corps, de leurs circulations, de leurs stratégies d’autonomisation et de visibilisation dans des espaces normés, policés. Et dans ce grand écart entre Chine et France, dans ces limbes de la communication numérique, surgit une dernière et souveraine danse, infime et infinie, vibrante, comme l’inaltérable liberté nichée dans le corps de Xiao Ke.

 

 

Xiao Ke, concept de Jérôme Bel

De et avec Xiao Ke et Jérôme Bel

Direction exécutive R.B. Jérôme Bel (Paris)

Conseil artistique, Rebecca Lasselin

 

Durée : 1 h 20

 

 

Du 20 au 23 octobre 2021

A 19 h sauf samedi à 18 h

 

La Commune – CDN – Aubervilliers

2 rue Edouard Poisson

93300 Aubervilliers

Tél : +33(0)1 48 33 16 16

https://www.lacommune-aubervilliers.fr

 

Tournée :

Centre Pompidou

Du 9 au 12 décembre 2021

Jeudi et vendredi à 19 h, samedi et dimanche à 15 h

Place Georges Pompidou

75004 Paris

Tél : 01 44 78 12 33

https://www.centrepompidou.fr

 

 

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