ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Vis Motrix est de l’ordre de la tabula rasa. Table rase. La pièce de la compagnie allemano-suisse CocoonDance, chorégraphiée par Rafaële Giovanola, arase l’élévation pour s’en tenir à la surface du plan. Elle est une danse de sol, et dans cette réduction de l’espace à ces deux dimensions, en travaille magiquement la profondeur. Le sol, il est vrai, et cela est connu de toutes les traditions théâtrales et chorégraphiques, est l’ancrage, le lieu fertile d’où puiser l’énergie du mouvement, la dynamique des corps et le déferlement des postures. L’inextinguible réservoir de la force motrice. Dans l’obscurité qui les couve, dans l’arrangement qui les dispose convoquant organique et mécanique, les corps allongés au sol sont d’abord poids de l’inerte. Et c’est une inspiration, gonflant une poitrine au-delà de toute vraisemblance, comme une baudruche, comme une larve monstrueuse, qui initie le déplacement des corps vêtus de fuseaux noirs hors de l’anthropocène. Ce que nous voyons est aberrant, au sens de l’optique : la difformité ainsi produite par nos imparfaites perceptions est matrice d’un nouvel imaginaire. De même, ces corps se mouvant au sol se trouvent réduits à des dimensions inédites du fait de la perspective qu’il nous en est donné, comme dans le célèbre tableau d’Andrea Mantegna, Les lamentations du Christ. La préemption de la verticalité est aussi une sorte de raccourci.
Scrutant cette théorie d’organismes dispersés sur la scène blanche telle une lame sous le prisme d’un microscope, le regard du spectateur découvre d’autres rapports au monde. A la trinité familière conjuguant horizontalité, verticalité et profondeur, Vis Motrix répond par l’implacabilité du plan. Les corps des danseuses y évoluent à quatre pattes, mais retournées, réemployant d’autre façon la motricité qui régit habituellement nos membres, réarticulant le corps humain par-delà l’anthropomorphisme qui le bride. Il y a du gainage dans les corps et dans les lignes de déplacement des danseuses, mais il y a une ouverture et une libération sans pareil du corps de nos représentations par cette chorégraphie de la déterritorialisation. Les corps rampent avec souplesse, plexus et épaules au ciel, avançant, reculant, accélérant. Saccades reptiliennes ou machiniques. Dramaturgiquement, Vis Motrix suit un chemin évolutionniste, la maitrise de la force motrice poussant jusqu’au redressement, très vite écroulé, des corps, et l’on doit bien avouer une sorte de malin plaisir à ce que cette verticalité leur reste interdite, comme si ce surplomb était un vain horizon. Les corps des quatre danseuses se cabreront encore, rivés au sol, infimes et gigantesques, brossés par une lumière-pinceau toute en clair-obscur. Elles m’apparurent alors pareilles à certaines gravures des convulsionnaires de Saint-Médard qui secouèrent les pouvoirs au XVIIIème siècle, me rappelant combien le corps et son déroutement du droit chemin est bien une affaire politique.
Vis Motrix, chorégraphie et direction : Rafaële Giovanola
Par et avec Fa-Hsuan Chen, Martina De Dominicis, Tanja Marin Friðjónsdóttir, Susanne Schneider
Musique : Franco Mento
Création lumière et scénographie : Gregor Glogowski
Costumes : CocoonDance
Chorégraphe assistant : Leonardo Rodrigues
Dramaturgie : Rainald Endraß
Durée : 45 minutes
12 mai 2023 à 21h00 et 13 mai 2023 à 20h30
TPM
Théâtre Public Montreuil
salle Jean-Pierre Vernant,
10 place Jean-Jaurès
93100 Montreuil
Tél : 01 48 70 48 90
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