© Gilles Vidal
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Trois femmes puissantes, trois guerrières pour une création coup de poing, une claque magnifique et indispensable pour remettre les pendules à l’heure. Et l’heure est grave pour nos frangines, nos sœurs de combats. La remise des César ce 28 février en fut la démonstration acide et le symptôme révélateur que quelque chose est bien pourri dans le royaume. David Bobée avec l’engagement ferme et sans faille qu’on lui connait derrière son fin sourire de renard, engagement citoyen pour un respect des droits LGBTIQ et leurs avancées, le féminisme, les questions de genre, le racisme, n’a jamais attendu pour mettre les pieds dans le plat, devrions nous dire le marigot, patriarcal hétéronormé et colonialiste. Il y a deux ans déjà au festival d’Avignon son feuilleton « Mesdames et messieurs et le reste du monde » posait la question du genre, célébrait la diversité. Viril n’est que la suite logique de cette création, son prolongement. Coïncidence et heureux hasard (enfin « heureux » sans doute faut-il nuancer car il n’y a rien d’heureux dans l’enchaînement des événements qui amène encore une fois à s’insurger, à hurler de rage) sortait hier la tribune cinglante et juste de Virginie Despentes tandis que Phia Mesnard, performeuse trans et elle aussi engagée fermement dans la lutte des droits LGBTIQ, voyait son spectacle Maison-Mère annulé par la direction des Bouffes du Nord au profit d’une messe évangéliste organisée par un rappeur multimillionnaire faisant là sa promo, étrange message adressé où l’argent semble désormais primer sur la création et l’engagement, le politique.
Viril, comme un retournement de valeur, un retour à l’envoyeur. Elles sont trois sur le plateau, trois cogneuses, trois personnalités fortes et engagées, libres, trois voix qui expriment la rage devant une société patriarcale, hétéronormée, sexiste, machiste, raciste. La rappeuse Casey, Virginie Despentes et Béatrice Dalle. Trois qui ne s’en laissent pas conter et qui près de deux heures durant ont les couilles magnifiques, oui on peut le dire, d’attaquer de front, à voix nues une société obtuse et gangrénée par la reproduction des schémas, des élites, et l’appropriation culturelle. D’ouvrir grandes leurs gueules pour toutes celles qui, empêchées, sont réduites au silence. Non faire justice mais rendre justice pour obtenir justice. Au son rock et âpre du groupe Zëro − trois garçons talentueux qu’on aurait grand tort d’oublier, complices attentifs et tout aussi engagés dans ce combat commun − qui cogne autant qu’elles, sont lus les textes flamboyants, écorchés et sans concession de Paul B. Préciado, Zoé Léonard, Valérie Solanas, Itzia Zigard, Monique Wittig, June Jordan, Audrey Lorde, Casey. Et Virginie Despentes dont les premières pages de King Kong Théorie sont lues en préambule par Béatrice Dalle, la colère au ventre et la voix qui gronde et enfle. « J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf ». D’emblée le ton est donné. Rage et énergie. Mais l’émotion affleure devant la souffrance exprimée de l’essayiste June Jordan (Poem about my rights), les sévices infligés par la police envers les lesbiennes et l’activiste et écrivain trans et butch Leslie Feinberg (Chère Thérésa, lettre à l’amante disparue) et qui au passage fait exploser les clichés de la camionneuse. Et comment ne pas, comme Béatrice Dalle jamais aussi magnifique et bouleversante que dans l’émotion et s’y refusant à en serrer les poings, entendre ça, brute de coffre, cinglant, « Je veux une gouine comme présidente. Je veux qu’elle ait le sida, je veux que le premier ministre soit une tapette qui n’a pas la sécu (…) », texte imparable et de Zoé Léonard. Et quand Virginie Despentes lit Devenir Perra d’Itziar Ziga, « Je n’ai jamais été ce qu’on appelle une bonne fille. (…) Je suis née en guerre contre l’ordre patriarcal, personne ne pourra me faire taire (…) » On comprend que ce qui sur le plateau s’exprime avec autant d’engagement et de conviction est une déclaration de guerre actée. Confirmée par Scum Manifesto, manifeste radical de Valérie Solanas, celle qui tenta de tuer Andy Warhol, où il est question là aussi d’éradiquer le patriarcat en supprimant l’homme réduit à un simple godemichet. Le flow de Casey impulse à ce brûlot force et violence. Comme ce même flow dans La balle du philosophe trans Paul B. Préciado se fait douceur rugueuse et impose dans la salle le silence. Ainsi au fil de ces textes littéraires et philosophiques, témoignages, revendications et manifestes, judicieusement choisis, on comprend qu’il y a non un féminisme mais autant de féminismes que de femmes, de genres. Ou comme le précise David Bobée, de nouveaux féminismes. Mais avec au centre la même problématique, cette violence intrinsèque et volontaire du patriarcat envers ceux et celles qui refusent la normalité hétéronormée au profit de l’altérité et du genre. Et elles sont formidables, le mot est bien faible, ces trois qui sur le plateau avec intelligence et complicité, balancent ces simples vérités, libérant une parole explosive et nécessaire comme un acte de résistance sans concession. David Bobée a eu l’intelligence de s’effacer devant elles, devant leur phénoménale énergie, l’union fait la force, et de mettre en avant leur capacité à incarner par leur liberté farouche cette révolution en marche. Et c’est David Bobée lui-même qui a conclue de façon définitive lors du débat qui a suivi : « Nous sommes désormais au-delà de libération de la parole. Désormais il faut des actes. Viril en est un. »
Viril mise en scène de David Bobée
Textes Casey, Virginie Despentes, Leslie Feinberg, June Jordan, Audrey Lorde, Zoé Léonard, Paul B. Preciado, Valérie Solanas, Monique Wittig, Itziar Ziga
Avec Casey, Béatrice Dalle, Virginie Despentes, Éric Aldea, Ivan Chiossone, Franck Laurino
Assistante à la mise en scène Sophie Colleu
Création lumière Stéphane babi Aubert
Sonorisation Fabien Lauton
Le 2 mars 2020 à Bobino, Paris
Le 4 mars 2020 au POC d’Alfortville
Le 27 mars 2020 au TÉAT Plein Air de l’île de la Réunion
Du 12 au 16 mai 2020 au CDN de Normandie-Rouen
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