© Jennifer Herovic
ƒƒ Article de Sylvie Boursier
Où es-tu Vassili ? Toi qui pensais nous transmettre par ton roman ce que tu avais vu à Stalingrad – jusqu’ à l’irreprésentable d’une chambre à gaz – toi qui avais entendu « le grincement combiné de la taïga sibérienne et du camp d’Auschwitz », toi qui témoignas de l’extermination de près de cinq millions d’Ukrainiens affamés par le petit Père des peuples pendant l’Holodomor, toi qui t’es interrogé sur l’effroyable convergence du nazisme d’Hitler et du communisme de Staline ?
Livre noir, livre monde, ton récit du chaos nous projette dans un laboratoire scientifique à Moscou, sur le front russe, à l’usine, dans un goulag sibérien, sur les plaines à blé d’Ukraine, à Treblinka, tu fais surgir de multiples personnages sans craindre de nous perdre.
Il faut avoir l’estomac bien accroché pour tenter d’adapter sur scène une fresque que tu compares, Vassili, à Guerre et Paix, toi qui mourus en ignorant si ton testament pourrait être édité et montrer le cœur du crématoire où une femme nullipare devient mère juste avant de mourir « Oui, mon petit, nous allons pouvoir nous déshabiller, attends je vais t’aider […] oui tu as raison ça ne sent pas très bon, ne lâche surtout pas ma main, David, tu m’entends ». Le premier réflexe, à la lecture de ce passage est de lâcher le livre.
Gérold Schuman réussit l’impossible, sans obscénité ni mièvrerie grâce au à une scénographie aux lignes claires malgré la succession de tableaux et une mise en scène centrée sur le jeu des acteurs qui interprètent plusieurs personnages avec des changements à vue fluides. Au détour d’une parole, d’un silence, d’un regard nous voyons la langue de bois s’installer, la misère ravager les consciences, la crainte des dénonciations, le crime de masse s’organiser et la vie malgré tout comme dans la magnifique lettre d’adieu d’une mère juive à son fils « Y a-t-il en ce monde des mots capables d’exprimer mon amour pour toi ? Je t’embrasse, j’embrasse tes yeux, ton front, et encore tes yeux. Souviens-toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de chagrin l’amour de ta mère sera avec toi. Cet amour, aucune force au monde ne pourra le tuer. Vitia… Vitenka… Vis, vis, vis toujours… ». Vassili, tu dédies ton roman à ta mère, syncrétisme d’une humanité qui survivra à tout, à tes yeux. Comment as-tu pu, après avoir vu ce dont l’homme est capable, conserver foi en l’humanité ? Ton espoir transpire des corps des comédiens, à travers des petits gestes « une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie », cette bonté est là en filigrane, impuissante mais inébranlable, celle de la vie de tous les jours ou une paysanne sauve un soldat, ou l’individu existe dans la foule sans naïveté aucune.
La lecture de la lettre et le moment du crématoire nous sont livrés très simplement, avec une économie de signes dans un clair-obscur onirique suspendu au visage des actrices. Notre charge émotionnelle est dépourvue de tout voyeurisme car ces gens pourraient être nous, les costumes, le décor ne renvoient pas à une époque particulière, excepté les brassards nazis. On a l’impression que le passé est aboli et que nous voyons des images tournées actuellement en Ukraine sur la ligne de crête des atrocités de la guerre.
Contrairement aux figures de style saisissantes de Robert Antelme, à son économie de mot, à l’opposé de la distanciation brechtienne, Grossman souligne humblement la vérité des êtres quels que soit leur camp, un physicien, de simples soldats, un colonel de blindés dans l’armée soviétique, un bâtisseur d’Auschwitz, des fonctionnaires plus ou moins zélés du Parti, de vieux bolcheviks, des paysans.
Aujourd’hui, en Russie, de l’ouvrier a l’oligarque, tous oscillent entre la nostalgie de l’ère soviétique et le culte de la grande Russie tsariste, le lavage de cerveau marche à plein régime. Ailleurs, l’antisémitisme fleurte avec le national populisme et le fondamentalisme. Porter à la scène Vie et Destin relève d’un devoir moral doublé d’une exigence esthétique, le Théâtre de la vallée relève le défi d’une incarnation sans idéologie avec justesse, l’émotion suscite la pensée et le geste est autant politique que poétique.
© Jennifer Herovic
Vie et Destin d’après Vassili Grossman
Adaptation : René Fix
Mise en scène : Gérold Schumann
Scénographie, vidéo et costumes : Pascale Stih
Lumières : Philippe Lacombe
Durée : 1h30
Jusqu’au 17 janvier à 14h et 20h30
Théâtre de la Grange à dîmes
Place de la Mairie
95440 Ecouen
www.theatredelavallee.fr
Tournée :
Du 21 janvier au 01 février 2025
Théâtre-studio
A 14h et 20h30 du mardi au samedi
16, rue Marcellin Berthelot
94140 Alfortville
T+ 01 43 76 86 56
www.theatre-studio.com
Le 30 avril à 14h et 20h30
Théâtre de l’Arlequin
35, rue Jean-Raynal
91390 Morsang-sur-Orge
T+ 01 69 25 49 15
contact@theatre-arlequin.fr
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