Paroles d'Auteurs // « Vestine, une légende noire » de Virginie Jouannet Roussel

« Vestine, une légende noire » de Virginie Jouannet Roussel

Jan 13, 2010 | Aucun commentaire sur « Vestine, une légende noire » de Virginie Jouannet Roussel

Lecture de Plume

La jeune Mukagatare est une survivante de génocide rwandais. Adoptée par une famille alsacienne, Vestine, car tel est le prénom qu’elle choisit et emporte, juste avant la fuite, fait tout son possible pour s’adapter à son pays d’accueil. Mais surtout, pour ne pas être une mort-vivante, elle s’efforce de retrouver la mémoire de sa tragédie, dans un monologue poignant, lucide et envoûtant.

Du monologue sous l’hybride

Ce texte, non autobiographique, qualifié de légende dès son titre et  débutant par la marque du conte « Il était une fois, ma jambe de bois » -presque une histoire de poupée- est en fait un vrai monologue dialogique, avec apostrophes aux personnages (sa mère, sa Petite Sœur), comme au lecteur/spectateur (ex. « Faites le calcul », « ça semble bizarre, non? »), onomatopées (« Vlan »), temps de l’énonciation, inclusions ponctuelles des temps du récit, effets de réel… Vestine vous fait face, vous n’entendez qu’elle et, malgré le rapport de l’inconcevable, vous ne détournez pas les yeux, tant cette « légende noire » (recomposition de son histoire de fuite nocturne escortée de morts) vous interpelle. Et si « les pères nègres ne font pas bon ménage avec le complexe de Cassandre », les filles en exode, noires comme leur légende, semblent traversées par une mythologie universelle, qui, dans leur exil, nous rattrape tous, quelles que soient nos origines.

De Janus ou des antagonismes

Si Janus est la figure du Chaos, les terres, les épreuves, les gens abordés par Vestine présentent tous une double face, même ce qui paraît le plus inoffensif.  La langue, le prénom, si intimes, peuvent vous trahir. Il faut les oublier, en changer, pour continuer de vivre. Tout ce qui semble amical devient hostile dans ce contexte ravageur. Le monologue commence par un franc rire de Vestine et de Nine, son amie alsacienne, à propos de la jambe de bois, prothèse de la petite africaine,  à décoincer. Ce « fou » rire fait écho au rire des guerriers « fous » de là-bas. Devant Vestine, les soldats tuent en riant, si bien que ceux qui viendront la sauver in extremis, en souriant, seront pris pour les « mêmes ». La forêt, abri des civils, se transforme en cauchemar de nudité, lorsque les hommes, poursuivis par la terreur, coupent plus d’arbres qu’il ne faudrait pour les huttes. Et puis l’ombre, l’ombre aimée, mouvante dès l’aube et sécurisante, l’ombre des siens, se métamorphose en ombres indéchiffrables des cadavres recroquevillés.
Lorsque l’arbre ne cache plus la forêt, que  le visage devient masque unique et que l’ombre silencieuse porte une odeur, les repères  explosent dans la duplicité.

De Pandore ou se souvenir des horreurs

En France, sous la conduite bienveillante d’un thérapeute, Vestine doit, au péril de sa santé mentale, « se souvenir ». La quête de son identité est laborieuse, douloureuse, équivoque, car les souvenirs sont si durs à faire surgir, qu’il faut « colmater » les trous de la mémoire, béquille mentale, jumelle de la prothèse, pour renouer avec le réel. Elle, ce n’est pas des belles choses dont elle se souvient, mais de l’horreur de sa traversée, de sa famille trucidée, des agonisants, du mélange des corps à terre, de ce qu’elle a subi aussi dans sa propre chair, des coups semblables portés entre eux par les Tutsis et les Hutus, de la tragédie du camp de Kigali, de la marche incessante comme mode de survie, des bébés « tambours », puis « rouges », puis petits tas rigides, morceaux d’ombres égarées, bouts de néant.
Son cerveau est une boite de Pandore, où le mensonge, mal nécessaire, est un moindre mal.

D’ Orphée ou s’entraîner à mourir

Pendant sa fuite première, avec encore sa mère et sa fratrie, Vestine tombe sans explication dans une sorte de coma où elle se sent « flotter en l’air ». Sa mère, guérisseuse, parviendra à la sauver par le feu. La petite reviendra à elle. Plus tard, elle considèrera cet épisode comme un entraînement secret à franchir la mort. Dans sa seconde fuite, seule au monde, tenant dans ses bras sa toute petite sœur vagissante, elle sera laissée pour morte par les soldats, dont la sauvagerie est incontournable. Ayant intériorisé l’approche de la mort auparavant, elle la feint et… s’en sort.
C’est comme si elle ne prenait d’Orphée que le goût de la mort, son flirt avec elle, mais qu’elle savait garder la distance nécessaire à sa remontée parmi les vivants.

De Mnémosyne ou revenir à la source

« Les hommes sont égarés sur la terre. Ils cherchent, ils tuent, ils aiment, ils rêvent, mais un jour ils reviennent à la source. » Le travail de reconstitution de Vestine s’étend sur des années. Sa « légende », récit bigarré, fait de souvenirs authentiques et recomposés, s’étoffe progressivement. Un jour, elle se souvient de beaucoup. Pour cela, elle prend « d’autres images pour affronter… » sa légende, en particulier une image positive de sa mère, sa source…
En s’adonnant à cet « affront » perpétuel, comme si elle remontait vaillamment les courants de la Titanide Mnémosyne, elle œuvre courageusement à son identité.

Vers une petite Hermès ou le message de l’amour en marche

Vestine, ne cesse de nous conter sa marche. La marche est toute son histoire. On pourrait dire que, se détachant du chaos, saluant alors en Janus seulement sa prudence, secouant l’espérance au fond du coffre de Pandore, détournant la maladresse d’Orphée, respectant l’amer sillage de Mnémosyne, elle ne cesse de marcher avec une obstination créatrice dans ce monde qui détruit autant qu’il façonne. Ce texte se termine par un inachèvement prometteur : « Ma légende me pousse vers l’horizon et je marche, je dépasse les ombres, je marche, je marche. »
Et cette jeune Hermès,  se dépassant, devient messagère des routes de la vie. Le message est un message d’amour, forgé dès l’hôpital, dans la « contemplation » des béances semblables. Une jambe en moins pour elle, un trou dans le crâne pour une  fillette du clan opposé, sa voisine de lit, et pourtant : « Nous sommes amies comme ça. »

Un monologue, magnifique, un monologue road-movie, qui cherche son interprète, son metteur en scène, son théâtre. Un monologue, qui souligne que la résonnance des massacres supplante les idéologies et le temps, mais que les enfants « en marche » transcendent le pire, quand on recueille minutieusement leur légende, qui ne nous est pas si étrangère.

Vestine, une légende noire
De Virginie Jouannet Roussel

Actes Sud Junior
18, rue Séguier, 75006 Paris

www.actes-sud.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.