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Verso Médea, mise en scène d’Emma Dante, Théâtre des Bouffes du Nord

Mai 14, 2016 | Commentaires fermés sur Verso Médea, mise en scène d’Emma Dante, Théâtre des Bouffes du Nord

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© DR

Il est des spectacles tout simples, sobres, mais grands par leur capacité à émerveiller, à vous bousculer, à vous émouvoir. Verso Médea mise en scène par Emma Dante est de ceux-là. Cette vision, cette appréhension singulière de Médée d’après Euripide, dépouillée volontairement de sa divinité, divinité à peine évoquée, bouleverse par son aridité, sa sécheresse, sa justesse. Médée la barbare, l’étrangère à jamais, humiliée, bafouée, enceinte de Jason, hurle sa vengeance. C’est un drame devenu humain où la part du divin n’intervient en rien. Emma Dante gratte le mythe jusqu’à l’os, dépouille Médée d’une toison qui par trop l’étouffe, extrait la souffrance de la Colchidienne, sa liberté absolue, sa volonté farouche de garder intact son instinct et ses origines. Dans un monde aride, un monde d’hommes veules, de femmes stériles, Médée l’infanticide prive un homme, un peuple, de sa descendance. Ultime vengeance, dernier recours et acte d’une liberté inouïe. Médée restera la barbare, maitresse furieuse de son destin, définitivement étrangère aux hommes.

C’est une mise en scène d’une grande sobriété, sans esbroufe. Puissante et ancrée dans un sol aride comme le chant qui en prélude ouvre la tragédie. Une mise en scène sèche comme ce chœur des femmes de Corinthe aux ventres stériles. Un chœur de femmes, véritables commères, joué avec bonheur et talent – heureuse trouvaille – par des hommes, qui entoure Médée. Et en contrepoint narratif, les frères Mancuso, deux chanteurs et musiciens siciliens. Dont les chants, les plaintes, et les voix vous arrachent des lambeaux d’âme. C’est d’ailleurs ce qui frappe, cette référence d’emblée évidente à la Sicile. Au matriarcat souterrain ancestral. A la violence patriarcale. Cette tragédie est mise en scène comme un Opéra dei Pupi, ces marionnettes traditionnelles siciliennes. Elle devient ainsi une épopée, un chant épique que souligne avec évidence la présence des frères Mancuso et leur chant issu de la tradition sicilienne, expression d’une douleur que rien ne peut cautériser. Peu de mouvement, un jeu toujours ou presque frontal et direct. Un chœur en ligne qui rarement se brise. Seule Médée occupe pleinement le plateau. Mais un espace volontairement restreint et lui aussi le plus souvent frontal. Et avec quelle énergie ! C’est une Médée explosive, furieuse, au bord de la folie. Qui danse et hurle, de rage et de rire, s’effondre et se relève. Mais qui vous cueille au détour d’un chant, une berceuse rauque pour cet enfant qui ne survivra pas à sa vengeance. Elena Borgogni, incandescente est impressionnante. Sans avoir la stature attendue d’une tragédienne, un cliché que nous aurions tendance bêtement à attendre, elle exprime le suc d’une douleur infinie qu’elle module et épuise sans jamais tomber dans l’excès, ou si peu et volontairement, devant un Jason ragazzo pleutre et macho (Carmine Maringola). C’est une femme bafouée, écorchée vive, ivre de vengeance et de liberté que rien ne peut arrêter. Et nous ne sommes sans doute pas prêt d’oublier le rire de Médée. Emma Dante joue de ça aussi, d’un humour, d’un jeu survolté de comédie italienne, qui bascule brutalement dans la tragédie la plus noire. C’est du théâtre fait avec trois fois rien, un théâtre pauvre, fait de corps à vif et de voix écorchées. D’une énergie concentrée. Peu d’accessoire. Des Chaises. Une couverture de couleur pour trousseau dans cet univers où tous sont drapés de noir devient l’enfant qu’elle contient. Roulée en boule et soudain dépliée consomme sobrement le drame qui acte la délivrance et la vengeance de Médée. La scène de l’accouchement justement montre combien Emma Dante se joue avec talent et intelligence des contrastes. C’est parfois d’une cruauté qui laisse pantois que tempère l’humour. Ce qui commence presque comme une scène de comédia dell’arte se termine en tragédie. Pas de pathos pour autant. Toujours dans l’économie de moyen, jamais d’effets inutiles, une certaine distance aussi, Emma Dante sans s’encombrer vous soufflette sèchement, nous emporte loin également. Et ça fait fichtrement mal. Et quand s’élèvent les voix singulières des frères Mancuso, contrepoint et véritable colonne vertébrale de cette création, les retenues s’effondrent, nous sommes définitivement renversés, tourneboulés. Le silence après ça n’est plus tout à fait le même… Résonnent encore l’expression d’une plainte devenue universelle, la parole tonnante de Médée, la douleur aigüe de toutes les femmes bafouées éprises de liberté.

(Et s’il fallait regretter une chose, surement serait-ce l’incompréhension de ne pas avoir sur titré le chant des frères Mancuso, ce qui hélas nuit à la compréhension de ce qui est exprimé.)

Verso Medea, d’après Euripide, texte et mise en scène d’Emma Dante
Musique et chant, Les Frères Mancuso
avec Elena Borgogni, Carmine Maringola, Salvadore D’Onofrio, Sandro Maria Campagna, Roberto Galbo, David Celona
Lumières, Marcello D’Agostino

Théâtre des Bouffes du Nord
37(bis), boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Du 10 mai au 28 mai 2016
Du mardi au samedi à 20h30. Matinées les samedis à 15h30
réservations 01 46 07 34 50
www.bouffesdunord.com

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