© Martin Argyroglo
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
À l’heure dite, il y a d’abord la grisaille d’une aurore engrossée de lourds nuages. Nous sommes assis à même le sol. Un grand cercle rouge tracé à la bombe dans l’herbe éparse. Un panneau dressé, sorte de stèle en terrain vague, en carton, avec ces trois noms grossièrement crayonnés au feutre noir : AJAX / ANTIGONE / HERAKLES.
Il est 6 h 30 : je ne me souviens pas être jamais allé au théâtre à une heure aussi matinale.
Entre chien et loup donc.
Un jeune chien fou surgit justement et court en tous sens : Ulysse. Athéna, invisible, lui parle d’un hors champ, ce qui est assez comique à écrire si l’on pense au cadre champêtre où se déroule le spectacle.
Ajax, la première des trois tragédies de Sophocle mises en scène par Gwenaël Morin vient de démarrer. Elle s’achèvera sur ce même nom que l’on barre sur le panneau. La tragédie, la mort, résumées à cela : un nom que l’on raye. Sans drame. Sans effusion de sang.
Suivront Antigone. Puis Les Trachiniennes, qui nous raconte la mort d’Héraclès comme un funeste accident domestique.
Parcourir à tout berzingue ces tragédies aux allures de montagnes russes du lever du soleil à son zénith, c’est de cela qu’il s’agit. De l’ordre du pari, mais beaucoup plus que cela.
Gwenaël Morin a développé un mode de production tirant parti des contraintes financières qui étranglent depuis de nombreuses années la création dans le spectacle vivant : l’argent manque ? qu’à cela ne tienne, les projets sont montés dans un temps resserré où le geste fiévreux de la fabrication n’a pas le temps de refroidir dans une création, et bien au contraire, se prolonge dans la représentation qui n’est plus l’aboutissement d’un travail mais une étape du travail. Une œuvre jamais désœuvrée, qui n’a pas peur de montrer comment elle s’enfante.
Avec cette jeune troupe (la promotion 2019 des « Talents Adami Théâtre »), l’élan est encore plus net, la fougue des corps et des esprits que l’on voit se dégourdir avec la montée en chauffe des textes et le soleil qui, bien qu’invisible, poursuit l’ascension vers son zénith. Ils sont le chœur, la matrice du théâtre, ce collectif qui accouchera d’individualités, s’emparant à tour de rôle des différentes figures des trois tragédies. Ce chœur qui est le métronome de nos émotions, ce chœur qui nous donne à entendre au petit matin au milieu de la vie en éveil la puissance des voix humaines lorsqu’elles s’épousent et scandent un même chant. De ces voix jamais on ne se lassera. Depuis la solitude confinée que nous avons connue, elles nous ramènent à l’essentiel. Le théâtre pourrait se résumer à cela : un chœur. Et lorsqu’il projette en plein air sa poésie tragique, au rythme d’un tambour, c’est comme si les vers de Sophocle se mettaient à rimer avec le chant des oiseaux, le hennissement des chevaux, le murmure des feuilles dans le vent.
Les silences tenus dans la scansion du poème ont une vraie valeur musicale mais ils sont au final bien plus que des silences musicaux : ils sont une brèche dans la fiction théâtrale pour que la rumeur du cosmos y pénètre, ils sont la trouée dans la frondaison des arbres en fond de scène laissant filtrer la lumière du monde, ils sont l’évidence de ces deux partitions sensiblement superposées, qui souvent ailleurs s’ignorent superbement : nature et culture.
Si le soleil de son lever à son zénith parcourt un arc, Gwenaël Morin lui trace une ligne droite poursuivant à toute allure la matière textuelle dans une constante accélération qui presse les mots comme des raisins bien mûrs dont il faudrait extraire le sens dans une urgence vitale. Ce qui est peut-être perdu de détail est regagné au centuple dans la lisibilité structurale du poème, dans l’affleurement vif de ces eaux souterraines qui font l’humanité et puis il faut bien reconnaître dans cette injonction faite aux comédiens, une efficacité qui leur évite les chausse-trappes de la psychologie et de l’incarnation narcissique. Sans les faire disparaître : au contraire. Rarement on aura vu comédiennes et comédiens avec une telle netteté et une telle vérité. De chacun on pourrait parler, écrire, une manière de corps et de regard peuplant le monde. Une singularité qui nous les rend chers. Par exemple ce comédien portant la partition d’Antigone, les mains attachées et tirées au bout d’une longue corde, corps élancé, se tordant, comme la génisse que l’on mène à son dernier enclos. Et cette voix qui sourd comme un meuglement chanté, une voix qui chanterait sans vouloir chanter, légèrement out of tune, qui nous arrache au visible, déboussole nos repères esthétiques, et nous emmène à l’endroit le plus lointain de la tragédie – une comédie musicale détraquée – pour entendre ce texte dans sa plus incroyable justesse. Miraculeux, comme d’autres moments.
Il y a de l’arte povera dans cette proposition, et comme chez Giuseppe Penone, le dépouillement littéral de la forme permet d’en saisir l’essentiel.
Allons plus loin : Gwenaël Morin et ses comédiens travaillent la tragédie en la dé jouant en permanence, en la poussant dans ses retranchements grotesques, sans jamais pourtant en faire un contresens. Cela produit un jeu qui dans ses ressorts – et sa beauté – n’est pas sans rapport avec l’enfance, et l’on ne peut s’empêcher de penser à nouveau à Giuseppe Penone et à ses troncs d’arbres travaillés pour donner à voir l’arbrisseau dans l’adulte.
© Martin Argyroglo
Uneo uplusi eurstragé dies, conception et mise en scène, Gwenaël Morin
D’après Ajax de Sophocle, traduction Irène Bonnaud, Héraclès de Sophocle, traduction Irène Bonnaud et Antigone de Sophocle, traduction Irène Bonnaud et Malika Bastin-Hammou
Avec la promotion 2019 des « Talents Adami Théâtre » : Teddy Bogaert, Lucie Brunet, Arthur Daniel, Marion Déjardin, Daphné Dumons, Lola Felouzis, Nicolas Le Bricquir, Diego Mestanza, Sophia Negri, Remi Taffanel
Direction du chœur et collaboration artistique : Barbara Jung
Collaboration technique : Jules Guittier
Assistance à la mise en scène : Leah Lapiower
Régie générale : Nicolas Prosper
Durée : environ 5 h
Samedi 5 et dimanche 6 septembre à 6 h 30 dans le cadre du programme INDISPENSABLE ! de l’Atelier de Paris / CDCN
Samedi 12 et dimanche 13 septembre 6 h 30 à La Villette (gratuit)
Festival d’Automne
156, rue de Rivoli
75001 Paris
Billetterie : +33 1 53 45 17 17
www.festival-automne.com
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