© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Une tragédie new-yorkaise, Paul Auster est décédé le 30 avril dernier à Brooklyn, « quand on a cette ville dans la peau, disait-il, le reste de l’Amérique a l’air paumé », New-York de Paul Auster et Paris de Patrick Modiano, deux villes monde, des paysages intérieurs dans un dédale de rues, de passages secrets, de portes dérobées où le passé se confond au présent, la mémoire à l’oubli. À chaque fois, sur un vaste échiquier urbain un narrateur invisible déplace ses pions, déambule au hasard, et écrit, la seule chose qu’il sait faire.
La Trilogie new-yorkaise présente trois récits indépendants qui se répondent dans un jeu de correspondances troublantes, comme racontées par le même narrateur parvenu à un état de conscience différent. Un coup de fil reçu au milieu de la nuit plonge Quinn, le héros de Cité de verre, auteur de série noire, dans une aventure plus incroyable que toutes celles qu’il aurait pu imaginer. Usurpant l’identité d’un certain Paul Auster il devient détective et se perd dans une recherche qui finit par le dissoudre. Les protagonistes de Revenants se nomment Blanc, Bleu et Noir, l’un d’entre eux est un détective et ses tribulations à New York mettent une fois encore en évidence la précarité de l’identité dans une filature qui nous ramène aux interrogations du premier livre en plus sombre. Enfin Chambre dérobée est le récit d’une disparition, celle de l’écrivain Fanshawe qui laisse derrière lui une femme, un fils, et une série de manuscrits dont il veut confier le destin à un ami d’enfance, le narrateur. Au cœur du roman, la question du deuil, de la renaissance et de l’écriture, comment et pourquoi écrire, vertigineux à adapter au plateau !
Igor Menjisky projette l’espace mental de l’écrivain dans une superbe nuit américaine de cinéma aux lumières bleutées à la Muholland Drive. Des projections de mots saturent les murs tandis qu’il pleut des hommes par-dessus les toits des immeubles comme chez Magritte. Les différentes couches d’un récit gigogne se superposent et se dérobent quand on croit les saisir, toute la musique de Paul Auster est là avec ses mystères, qui guette qui ? Qui parle ? Qui écrit finalement ?
Un rectangle étagé de différents espaces barre le fond du plateau avec une scène vide devant. On imagine la façade en brique rougeoyante et décatie d’un immeuble newyorkais hérissé de gratte-ciels où tout n’est que reflets et faux semblants. Les fenêtres s’ouvrent sur des intérieurs aux ombres portées, signe de présence humaine. Dans cette esthétique à la Hopper des individus isolés, souvent immobiles dans un monde clos, lisent, écrivent, rêvent, chantent et se déplacent parfois sans mobile apparent. Un entrelacs d’échelles et une passerelle sur laquelle les comédiens se déplacent donnent l’impression d’un labyrinthe tandis qu’un quadrillage lumineux délimite l’appartement de Quinn puis une cabine téléphonique, une gare, un banc.
L’épatant Thibault Perrenoud est Quinn l’écrivain dépressif depuis la perte de sa famille qui enchaîne mollement les polars, le comédien est craquant en Columbo mâtiné de Faucon Maltais, titillé par son pseudo Max Work joué par Lahcen Razzougi. Le duo fonctionne à plein (excellente idée de représenter sur scène ce double qui n’était qu’un nom dans le roman). Blouson maronnasse, démarche simiesque, cheveux broussailleux on voit le faux Paul Auster atterrir seul sur un banc et s’évanouir dans l’espace enténébré, son errance, ses confidences nous bouleversent. Pascal Grégory est royal dans le rôle du père et du fils Stillman, telle une statue du commandeur passablement déjantée.
Revenants nous plonge dans un puzzle lynchien avec un voyeur pris au piège de sa filature, complétement submergé dans une toile d’araignée de notes, de rapports, de signes sur les pages quadrillées d’un carnet d’écolier dont l’épicentre est New York. Félicien Juttner, dans le rôle de Bleu, nous la joue showman, on se croirait dans un cabaret de Broadway. L’épilogue chanté embarque tous les personnages dans un train pour un dernier adieu à leur créateur sur Because des Beatles.
Igor Menjisky dessine un bel hommage à l’auteur qu’il admire, sa trilogie, plus chorale et festive somme toute que l’original, a des allures de comédie musicale désenchantée.
Paul Auster n’avait jamais autorisé l’adaptation de sa Trilogie quand Igor Menjisky l’a convaincu de son projet. L’écrivain devait être là le soir de la première, il aurait été heureux comme nous l’étions. On quitte ce voyage au bout de la nuit comme on quitte un ami avant de disparaître avalés dans les nuages tels des fantômes. Bravo !
© Christophe Raynaud de Lage
Une Trilogie new-yorkaise, d’après Paul Auster
Adaptation et mise en scène : Igor Mendjisky
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Vidéo : Yannick Donet
Scénographie : Anne-Sophie Grac
Musique : Raphaël Charpentier
Lumières : Stéphane Deschamps
Costumes : Emmanuelle Thomas
Avec : Gabriel Dufay, Pascal Greggory, Rafaela Jirkovsky, Ophelia Kob, Igor Mendjisky, Thibault Perrenoud, Lahcen Razzougi, Félicien Juttner
Durée : 3h30 avec 2 entractes
Création à l’Azimut
À Antony du 3 au 6 octobre 2024
Théâtre Firmin Gémier
13, rue Maurice Labrousse
92160 Antony
www.l-azimut.fr
Tournée :
Du 15 au 16 octobre : Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
Le 18 octobre : Le Parvis, Scène nationale de Tarbes-Pyrénées
Le 7 novembre : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul
Du 14 au 30 novembre : Théâtre de la Ville, Paris
Les 3 et 4 décembre : Scène nationale, Théâtre-Sénart
Le 6 décembre : Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
Le 10 décembre : Théâtre de Meudon
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