© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
Oubliez le gilet rose de Théophile Gautier à la création d’Hernani, le scandale des Paravents, la polémique du Living Theater, de Jon Fabre, de Rodrigo Garcia, de Romeo Castellucci. C’est à Paris que ça se passe ! Au mitan de la pièce, un monsieur n’en peut mais. Il tente d’entrainer sa voisine, qui visiblement n’a guère envie qu’on l’emmène. Il doit donc négocier sa sortie tout seul, car le public commence à s’agiter. Il se redresse, fait se lever son rang, descend dans la travée. Il pourrait sortir sur le côté, penaud, impatient de retrouver son chez lui et d’abandonner ce lieu qui lui déplait, et les discours qui s’y tiennent, mais non ! Il choisit de continuer sa descente, puis de traverser la scène, très loin devant les pieds des premiers spectateurs, et très près des acteurs. Il sort lentement, John Wayne égaré aux Champs-Elysées, regardant le public qui reste, puis finit par disparaitre dans la nuit, si on en croit le bruit de la porte qui claque sur lui. Sur scène, Lola Lafon, qui a été bien élevée, interrompt son texte le temps de glisser un « au revoir monsieur ». Il faut dire que le spectateur malcontent a bien choisi son moment : la comédienne vient de définir et de quantifier le « manterrupting », ou interruption d’une femme par un homme. Monsieur vient d’inventer le « man-play-terrupting », cela mérite qu’on le salue.
Les saluts, justement. Au premier rang, un monsieur, les mains campées sur ses vénérables genoux, refuse ostensiblement d’applaudir, au grand dam de son épouse (décidément, les femmes seraient-elles mieux élevées ?) « Ah non hein ah non, j’applaudis pas ». Désolation dans le groupe d’amis dont, statistiques obligent, il est le seul mâle ; madame se confond en excuses auprès de son sénescent groupe presque en non-mixité : « Oui, oui, mais lui ça l’énerve, il aime pas. »
La femme en scène en a vu d’autres. On la connait comme romancière, mais c’est la seconde fois qu’elle se livre, au Théâtre du Rond-Point, à l’exercice de la performance. Sous forme d’abécédaire, guidée par les questions et l’accompagnement musical d’Olivier Lambert, elle commente l’actualité avec la mutinerie d’une Fifi Brindacier toujours jeune et drôle, lucide et idéaliste tout à la fois. Lola Lafon parle de son chien, des oiseaux, de son père malade, mais aussi de l’état du monde – des dernières élections, de la charge mentale des femmes. Ses interventions sont pédagogiques, clairement situées. Cet Etat de nos vies est résolument engagé, féministe et de gauche. Point de lourd didactisme toutefois : l’ensemble est baigné par une grande poésie, nimbé de musiques et de lumières délicates. La fin, chantée par Lola Lafon, est un très beau moment de grâce et d’émotion.
A la sortie, le spectacle se poursuit. Dressée dans l’escalier, en contrebas, une ravissante trentenaire pointe son doigt vers un monsieur plus âgé, calé sur le palier supérieur, les mains rudement posées sur la rambarde : « On ne dort pas au théâtre, monsieur, et on n’y parle pas. Si c’est pour parler ou dormir, on reste chez soi ». (C’est à moitié vrai : on peut y dormir si on ne ronfle pas, c’est la preuve qu’on s’y sent bien). Le monsieur, visiblement déjà ébranlé par la pièce, accuse le coup, tentant d’alpaguer les témoins : « mais enfin c’est insensé ! C’est un monde ! Je n’ai jamais entendu ça ! ». Face au combat renouvelé des « genoux » et de la romantique, le public reste indifférent, se rangeant d’instinct du côté de la dernière. « The Times They Are a-Changin’ », comme disait l’autre.
© Christophe Raynaud de Lage
Un état de nos vies, écrit par Lola Lafon
Mise en scène et lumières : Emmanuel Noblet
Composition et interprète : Olivier Lambert
Avec Lola Lafon
Du 25 au 29 septembre 2024
Du mercredi au vendredi, 20h – samedi, 19h – dimanche, 16h
Durée du spectacle : 1 h 05
Théâtre du Rond-Point
2bis, av Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservation : 01 44 95 98 00
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