Critiques // Très nombreux, chacun seul sur une idée de Jean-Pierre Bodin et Alexandrine Brisson, mise en scène de Jean-Louis Hourdin

Très nombreux, chacun seul sur une idée de Jean-Pierre Bodin et Alexandrine Brisson, mise en scène de Jean-Louis Hourdin

Déc 16, 2015 | Commentaires fermés sur Très nombreux, chacun seul sur une idée de Jean-Pierre Bodin et Alexandrine Brisson, mise en scène de Jean-Louis Hourdin

article d’Anna Grahm

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C’est un coup de projecteur sur le monde du travail, sur ceux qui ont encore la chance de travailler, qui s’accrochent et serrent les dents pour ne pas être à leur tour jetés à la porte.

C’est la parole de gens de peu, d’hommes et de femmes abonnés aux petits métiers, qui sont habitués à recevoir des ordres, qui ont appris à se taire, à courber l’échine, à fermer les yeux. Car en bas de la pyramide, on connaît la musique : c’est toujours la même chose, les mêmes cadences, la même folie douce répétitive, les mêmes injustices. Et si les grèves ont apporté un peu plus de fierté, il y a aussi au bout du compte toujours plus de misère. Sur un ton fataliste, c’est un constat qu’on déroule : soit on supporte d’être quelqu’un dur à la tâche et on devient peu à peu cette chose, soit on meurt.

L’acteur seul en scène délivre ces bouts d’histoires, ces vies à la chaîne, ces existences qui se défendent de se plaindre. Il porte ces mémoires en souffrance, ces angoisses à vif et ce délégué du souvenir vacille, tombe, roule sur le plateau nu et sans cesse se relève pour continuer. Derrière lui, des images muettes viennent parfois le relayer.

Le spectacle s’ouvre sur l’extérieur, campe l’environnement de ces travailleurs pauvres : promenade dans les minuscules jardins ouvriers, l’œil s’attarde sur le fouillis des broussailles, les tôles rouillées des cabanons, les épouvantails, les fleurs et les papillons. Derrière ces grillages, au pied des tours de la cité, au bord des pots d’échappement, les heures de loisir, les dimanches à biner, les moments à l’air libre protégés par des cannisses.

Tandis que les mots disent en creux les maux, sur l’écran des mains se chargent des gestes mille fois répétés, tellement habiles, montrent la main d’œuvre à l’ouvrage, soumise à des rythmes effrénés. Mécanique bien huilée mais qui, si elle se dérègle, peut conduire au suicide. Engrenage de la peur qui ose à peine s’exprimer. Peur d’être en retard, peur des loupés, peur des accidents, peur des engueulades, peur d’être remplacé. Suicide des uns et hontes tues des autres, cercle mortifère, suite sans fin de délitements.

Prises dans la mondialisation, les petites entreprises souffrent de restructuration et tâchent de recycler les souffrances. Sur le plateau, des rideaux dessinent ces espaces où se jouent les nouveaux managements, où les salariés qui ont assisté aux évictions de leurs camarades, peuvent se ressourcer. Devant le rideau rouge l’acteur dénonce ces jeux de dupe, ces boîtes à idées, ces concours stupides, ces défis enfantins censés régler les agressivités de chacun. Car désormais pour souder les équipes, on se fait la bise, on se tutoie et on se fait croire qu’il n’y a plus de hiérarchie.

La réflexion du chercheur Christophe Dejours permet de comprendre ces tensions intériorisées, ces conflits de loyauté dans lesquels les employés sont piégés et qui poussent certains à choisir de mourir. Ses analyses de la souffrance au travail, sa présence en image plus vraie que nature ouvre des pistes sur la construction d’un vivre ensemble à réinventer.

Mais il faut regretter qu’un seul homme endosse cette majorité silencieuse. Et si les visages filmés en gros plan racontent sans dire les vies de labeur qu’ils ont traversées, il manque leur présence en chair et en os, leur chahut. Puisqu’il s’agit d’un théâtre militant, peut-être aurait-il fallu adjoindre à cette micro entreprise, un chœur bouillant, bourdonnant, grondant. Privé du nombre, d’un front démultiplié, coupé des chuchotements, du chaos des corps, le spectacle renvoie le public à ses disputes solitaires.

Très nombreux, chacun seul
Sur une idée de Jean-Pierre Bodin et Alexandrine Brisson
Mise en scène Jean-Louis Hourdin
Musique Thibault Walter
Chorégraphie Cécile Bon

Avec Jean-Pierre Bodin et la participation de Christophe Dejours

Du 10 décembre 2015 au 10 janvier 2016
à 20 h, dimanche 16 h
relâche Les lundi 14, 21 et 28 décembre et 4 janvier et les jeudi 24, vendredi 25 jeudi 31 décembre et vendredi 1er janvier

Théâtre du Soleil
Route du Champ de Manœuvre – la Cartoucherie – 75012 Paris
réservation 01 43 74 24 08
www.theatre-du-soleil.fr

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