© Jean Louis Fernandez
ƒƒ article de Sylvie Boursier
La tragédie ça ne se passe pas forcément dans un port béotien de l’Antiquité, « ça se passe ici / Exactement ici / Quelque part dans un endroit / où on pense qu’il n’y a que des crétins et des bouseux… Nous sommes le 17 juin… ». Ici, sur un plateau qui a quelque chose d’une chambre froide, un mausolée (à moins que ce ne soit un terril) de linge crade et une vilaine machine à laver qui se regardent en chiens de faïence pour décor, pas vraiment une ambiance à la Ken Loach.
Dans les dix premières minutes, on se dit encore une mise en scène newlook truffée de gadgets cent fois rebattus avec micro, bande-son techno, lumière stroboscopique, choix d’un jeu frontal, fumée et produits ménagers en guise de décor, (Romeo Castelluci dans Bérénice avait bien affublé Isabelle Huppert d’un radiateur et d’une machine à laver comme reposoirs). Mais il n’en est rien, Suzy Storck est une bombe et quand elle apparaît, en short fripé et tee-shirt délavé, raide sur ses canes, avec un air de Jeanne Dielmann des faubourgs, on comprend tout. L’écriture de Magalie Mougel suscite un raz-de-marée émotionnel, on se dit que Simon Delétang a eu raison de signer une mise en espace abstraite, privilégiant les scansions du texte, sa musique, ses pulsions spasmodiques et ses accents shakespeariens ; les trois personnages de Suzy Storck proféreront les dialogues face à nous sans jamais se regarder, ni se toucher tel un oratorio, on achève bien les femmes sur l’autel de la maternité. Le Stabat Mater avec une Suzy Mater Dolorosa au voile bleu conclut parfaitement ce calvaire.
Suzy, c’est le genre de fille qu’on évite de regarder dans les yeux quand on la croise dans la rue, on a l’impression, qu’elle va nous exploser au visage ou foutre le feu. Incroyable que sa mère, bien proprette, dont le seul souci est que sa fille « ne lui fasse pas la honte » et son blaireau de mari, obsédé par la gestion de sa supérette ne s’en rendent pas compte. Elle revoit sa vie en boucle, elle qui ne manquait ni d’humour, ni de rêves, ni de puissance vitale quand elle a croisé la route de Hans Vassili Kreuz, le père de ses trois enfants conçus suite à des viols. Déplumer les poulets à Est Volaille ne lui déplaisait pas, elle aurait préféré le lapin mais pourquoi pas. Le virage de la maternité l’a fait complètement disparaître du paysage, enchaînée aux tétés et aux couches culottes. Sucy finit par s’assommer à l’alcool en pensant aux mouches, aux minuscules créatures dissoutes dans l’infiniment grand « Je pense aux mouches / … / Je sens la chair qui se décompose sous la force du soleil / Je sens l’odeur des pierres et le bruit du vent qui se perd. » Elle encaisse, encaisse, absente à elle-même comme une étoffe déchirée, et un jour ça craque… le plafond lui tombe sur la tête.
Dans les Atrides, une famille maudite se déchire, Marion Cousinié est bouleversante en Médée d’aujourd’hui avec cette façon de nous lancer son texte à la figure, toujours sur le même rythme de plus en plus monocorde, à mi-chemin du récitatif et du slam. Elle donne épaisseur, fragilité et dignité à ce monstre qu’on a envie d’aimer. Françoise Lervy impressionne en mère aigrelette qui ne capte rien et Charles-Antoine Sanchez également en mari qui traite sa femme de bonne à rien. Il faut une sacrée carrure et un mental d’acier pour interpréter ce récit. Simon Delétang, le Coryphée, commente impavide la descente aux enfers d’une banale ménagère.
On reçoit tout ça et on met un peu de temps à s’en remettre, allez-y !
© Jean-Louis Fernandez.
Texte de Magali Mougel
Conception et Mise en scène : Simon Delétang
Costumes : Marie-Frédérique Fillion
Lumière : Jérémie Papin
Son : Nicolas Lespagnol-Rizzi
Avec : Simon Delétang, Charles-Antoine Sanchez, Françoise Lervy, Marion Cousinié
Durée : 1h20
Jusqu’au 6 février à 20h
Théâtre des Quartiers d’Ivry
Manufacture des œillets
1 place Pierre Gosnat
94 205 Ivry sur Seine
Réservations :
01 43 90 11 11
www.theatre-quartiers-ivry.com
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